Quelques autrices et auteurs se sont déjà confrontés, pour notre plus grand plaisir, à l’exercice qui consiste à s’emparer des icônes de l’histoire de la photographie pour créer leurs propres univers, à la fois familier et différent.
On peut penser à Catherine Balet et la série « Looking for the masters in Ricardo’s golden shoes » ou « Malkovich, Malkovich, Malkovich; Homage to Photographic Masters » de Sandro Miller. Le duo d’artistes Lucie de Barbuat et Simon Brodbeck s’y sont également confrontés mais, dans le droit fil de leurs précédentes explorations, en utilisant la technologie de l’intelligence artificielle qui fait tellement débat actuellement.
« Il nous semblait intéressant dans la continuité de nos récents travaux sur les images de synthèse de poursuivre cette approche virtuelle de la photographie venant questionner la représentation du réel mais également l’appropriation à l’âge d’internet. »
Jouer avec la technologie pour questionner la photographie et l’empreinte que laissent certaines images dans la mémoire collective, telle a été leur démarche. L’IA étant nourrie de ce que nous laissons sur internet, elle ne pouvait que restituer le reflet statistique de ce que nous mettons en ligne, les images iconiques y étant surreprésentées dans une sorte de sanctuaire numérique.
Le résultat, ce sont environ deux cents œuvres composant l’histoire du médium où sont convoqués Man Ray, Margaret Bourke-White, Martin Parr, Jeff Wall, Lewis Hine et bien d’autres encore. Mais l’exercice est bien plus subtil qu’une simple photocopie. Les artistes ont subtilement joué avec l’IA pour se rapprocher suffisamment de l’original pour que la reconnaissance marche bien mais tout en laissant quelques défauts apparents qui vont semer le trouble dans notre compréhension de ce qui nous est donné à voir. Souvent il leur a fallu multiplier les essais car, dans une sorte de bras de fer homme-machine, l’IA répugnait à représenter assez précisément ce qui lui était demandé. Par exemple, pour « le peintre de la Tour Eiffel » de Marc Riboud, l’IA a tenu mordicus à ce qu’une deuxième Tour Eiffel soit visible en arrière plan. Ou bien, pour une fameuse photo d’Annie Leibovtiz, elle a rhabillé John Lennon faisant preuve d’une coriace pudibonderie.
C’est dans cet « à peu près » que se tient tout le charme et l’intérêt de cette série. A condition d’avoir un minimum de culture photographique, on se prend facilement au jeu de l’identification iconographique couplé à celui des 7 erreurs dans une gymnastique mentale qui superpose le souvenir et la chose devant nos yeux. Tout en étant très ludique, ce travail pose également des questions sur le pillage des œuvres, la mémoire, la nôtre comme celles de l’IA et de la photographie. Celle-ci fait-elle l’histoire au regard de ce qui surnage dans un océan visuel de nos souvenirs et au final que retenons-nous ?
Et il s’agit aussi d’une approche du débat sur l’authenticité présumée de la photographie à restituer le réel versus le mensonge numérique généré par l’IA, débat qui n’est pas près de s’éteindre.
Entretien avec Simon Bodbeck
Quelle est l’idée de départ pour cette série ?
« C’est dans la continuité de nos précédents travaux, encore explorer la photographie à travers les outils, en tout cas en jouant avec eux. Ces dernières années, on a beaucoup travaillé sur la nouvelle manière de faire des images. Et ici, on voulait vraiment explorer l’arrivée de ces images liées à l’intelligence artificielle. Donc, on a choisi le support de l’histoire de la photographie parce qu’il nous permettait de mettre en lumière précisément le fonctionnement même de cette technologie, c’est- à- dire d’aller puiser dans les millions ou les milliards d’images qui existent sur la toile pour proposer des nouvelles images. On trouvait cette approche très intéressante et aussi parce qu’elle nous permettait finalement d’avoir un panel extrêmement large d’images. On va retrouver du noir et blanc, de la couleur, mais aussi du nu, la guerre, toutes ces choses qui nous entourent au quotidien, que ce soit dans les informations, que ce soit dans la mode, que ce soit dans la décoration, etc.
Donc, d’une certaine manière, on va mettre à mal la machine, parce que c’est un dialogue entre nous et elle pour créer ces images dans tous ces ensembles de situations. Ce que l’on a un peu voulu faire, c’était créer des souvenirs, en tout cas, créer des évocations d’images que nous connaissons tous, qui nous évoquent vraiment quelque chose. Le peintre de la tour Eiffel, le baiser de l’hôtel de ville, certains portraits qu’on connaît tous, mais tout en gardant les traces des difficultés rencontrées par la machine. On va avoir un rapport au corps qui va être très difficile, avec des déformations parfois, des visages, notamment dans les foules, qui vont être complètement gommés, des mains qui sont trop difficiles à reproduire pour cet outil, les écritures, toutes formes d’écriture qui sont auto- censurées sûrement, et différents éléments comme ça qui vont mettre à mal la machine. Pour que le regardeur se dise toujours de loin « Je vois une image assez classique » et plus il va s’en rapprocher, plus il va se rendre compte qu’il y a des artefacts, des défauts et qu’en fait, ces images sont des leurres.
Ces images qui paraissent extrêmement réalistes, finalement, on se rend vite compte qu’elles n’ont rien de réel et nous permet de remettre en question le rapport qu’on a à la photographie, à l’image et à l’information en général. »
Le choix d’icônes de l’histoire de la photographie contribue-t’il à l’aspect ludique de votre démarche ?
« Oui, tout à fait, dans ce projet, il y a vraiment aussi ça parce qu’on est passionné par l’histoire de la photographie. Mais c’est vrai qu’il est arrivé à travers ces artefacts, ces défauts, une pointe d’humour, en tout cas, une pointe d’ironie, qui est quelque chose qui marque tout le projet. Pour nous, c’est une première et une des composantes qu’on a vraiment beaucoup aimées et qui nous a presque surpris. »
Pour ne pas produire de simple copies, comment avez-vous fait pour ne pas aller trop loin ?
« Je crois que le thème de l’histoire de la photographie était évident et vraiment intéressant pour nous. Parce qu’on est confronté au fonctionnement de la machine et à la ressemblance possible des chose qui serait de la copie. D’une certaine manière, ça force le regard à remettre en question les choses et aussi, d’une certaine manière, à remettre en question le fonctionnement même de cet outil. C’est-à-dire que c’est un outil qui est neuf, qui n’a pas encore été légiféré, mais il va falloir le faire. Et évidemment, ça met en lumière ce côté- là, c’est- à- dire qu’on ne peut pas laisser la chose fonctionner telle qu’elle est aujourd’hui. Il faut la réguler exactement comme l’industrie de la musique a évolué depuis les années 90 et a été obligée de s’adapter et de se réguler. En tout cas, c’est ce qu’on pense, ce genre de projet c’est une sorte de première pierre dans la mare qui dit « Voilà, là, il y a quelque chose à faire. Àujourd’hui, ça fonctionne comme ça, mais il faut que ça évolue. » Je pense qu’en gros, c’est un modèle qui va vers celui de Spotify ou Deezer, c’est- à- dire qu’à un moment donné, il faudra fixer les choses, les identifier et les rémunérer, même si on sait que la musique sur les plate-formes est rémunérée de manière très symbolique. »
Y-a t’il eu une part de surprise créative venant de la machine ?
« Tout à fait. Je dirais même qu’il y a énormément d’imprévus comparé aux projets qu’on avait pu faire avant, qui étaient réalisés avec des images de synthèse où on maîtrise tout pour recréer le réel. Si on est dans un projet qui est similaire mais où il y a la technologie qui vient en plus. Et donc, il y a énormément d’aléas, de choses sur lesquelles on n’a pas vraiment un contrôle total. Et c’est ce qu’on a voulu mettre en lumière avec ces multiples défauts qui composent chaque image. A la fois, ce sont des traces pour que le regardeur ne soit pas trompé et puisse identifier que quelque chose ne va pas dans ces images, qu’elles ne sont pas réelles. Mais c’est aussi pour mettre en lumière le fait que la machine a une part importante dans la création de ces images et de celles qui vont déferler sur la toile. En résumé c’est un délicat équilibre de maîtrise entre une sorte de laisser faire de la technologie et l’intention créative des auteurs. »
Exposition : Une histoire parallèle, jusqu’au 22 décembre 2023 à la Galerie Papillon Paris
Le site web officiel des artistes
Dernière révision le 4 novembre 2024 à 9:26 am GMT+0100 par la rédaction
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