Correspondance de Tokyo
Le récent décès de Robert Kirschenbaum , le patron de l’agence Pacific Press Service (PPS) déclarée en état de banqueroute depuis le 4 septembre 2023 est l’occasion de revenir sur sa contribution majeure dans le monde de la photographie au Japon dans la deuxième moitié du 20 siècle.
A partir de 1965 et jusque dans le début des années 2000 Pacific Press Service (PPS) a créé pas moins de 45 catalogues d’exposition des photographes majeurs du XXème siècle. Ces publications sont répertoriées dans les archives du musée de la photographie de Tokyo, ainsi qu’une centaine d’expositions réalisées dans plusieurs grandes villes : Tokyo bien sûr, mais aussi Osaka et Nagoya .
Robert Kirschenbaum qui était un homme discret, a laissé une empreinte durable dans la manière de présenter l’œuvre des grands photographes qui ont fait l’histoire de la photographie de la deuxième moitié du XXème siècle.
Outre sa carrière dans le journalisme de l’archipel où il fut d’abord rédacteur dans un journal de la base militaire américaine de Tachikawa en1957. Démobilisé, par l’intermédiaire d’un de ses camarades d’armée, il a accédé au poste de secrétaire de rédaction au Japan Times.
Il s’est installé au Japon grâce à des partenamriats avec le Sunday Times et le Daily Telegraph dont il est devenu l’agent. AI Cullisson, son assistant avec qui il a monté Pacific Press Service , lui a permis d’ obtenir ses contrats exclusifs. Il a également réalisé des expositions itinérantes dans les ambassades USA, du Canada, d’Espagne ainsi que dans les grands magasins du Japon entre Tokyo Osaka et Nagoya.
La catastrophe de Minamata
Le catalogue de la première rétrospective de Eugène Smith présenté à Tokyo en 1985 est très émouvant tout comme celui de Robert Capa où chaque préface est introduite par un mot du photographe. La postface rédigée en japonais et en anglais par Kirschenbaum qui prend soin de résumer en quelques mots les propositions esthétiques et morales du photographe.
La première rétrospective de Eugène Smith a été réalisée avec la contribution de son épouse Aileen Mioko Smith, elle a montré une sélection des photos de guerre du photojournaliste de Life et des photos de la catastrophe écologique de Minamata dont la photo de la mère de Tomoko faisant prendre le bain à sa fille. Ces photos ont permis aux japonais de prendre conscience du désastre de la pollution au mercure.
Une autre image résonne dans le catalogue de 1982 : une femme et son enfant hagard sortie d’une grotte encore fumante de l’île de Saipan bombardée par l’armée américaine, une vision puissante qui fait écho aux conflits contemporains.
Sur ce catalogue daté de 1982 conservé au Top Muséum, acronyme du musée de la photographie de Tokyo situé à Ebisu, c’est la vision d’un journalisme documentaire concerné que Kirschenbaum encourage, qu’il résume en quelques mots par ce qu’il considère comme la vision de Smith.
« Eugen Smith enregistre avec son appareil la condition humaine ; la tragédie de la guerre, les inégalités sociales, le pouvoir de la corruption et l’affirmation de l’esprit de la vie. »
Et le grand manitou de PPS fait l’éloge des esthétiques novatrices qui animeront des générations de photographes notamment sur les problèmes d’identité. Il traite du féminisme contemporain au travers d’un autre catalogue de Judy Dater édité par PPS en 1992 pour une exposition réalisée à l’ambassade américaine de Tokyo. Judy Dater est une photographe qui se prend dès 1964 en autoportrait en extase avec un homme noir.
Une deuxième rétrospective, un hommage à Eugène Smith aura lieu plus tard dans les années 1992 au grand magasin Matsuya et à l’ambassade des États Unis à Tokyo avec 12 photographes récipiendaires du Prix Eugene Smith comme Donna Ferrato avec un reportage documentaire sur les femmes battues, Sebastiao Salgado et ses indiens d’ Equateur, Graciela Iturbide, Eugene Richards, Paul Graham, Milton Rogovin, Jane Evelyn Atwood avec son reportage sur l’institut des aveugles, Gilles Peress et son reportage sur les événements en Irlande du Nord, Letizia Battaglia, Carl de Keyser, John Vink et Cristina Garcia Rodero avec son reportage sur les fêtes religieuses qui perpétueront le regard affûté et humaniste de Eugène Smith.
Robert Kirschenbaum notera dans la préface du catalogue, « l’ influence durable de Eugene Smith et de son intégrité se reflète dans la mémoire qu’il a léguée. »
This is Magnum
En 1979, sortira le catalogue This is Magnum dont l’exposition a eu lieu dans deux villes à Tokyo et à Osaka dans le grand magasin Odakyu de la capitale de partir de juillet et de août à septembre à Osaka, preuve encore de la pertinence de Kirschenbaum, en choisissant encore les plus grands photojournalistes de l’agence qui proposent sur deux pages, portfolio, série ou reportages.
De manière exhaustive apparaissent les photographes Eve Arnold, Gilles Peress, Burke Uzzle, Charles Harbutt, Richard Kalvar, Guy le Querrec, Elliot Erwitt, Erich Hartman et ses photos faites avec des jeux de lumière de laser, Susan Meiselas, Bruno Barbey, Dennis Stock et ses photos du jardin de Monet à Giverny, Burt Glinn et ses photos industrielles, René Burri avec une série sur la NASA , Philip John Griffith qui présente des photos du Vietnam , Leonard Freed et les juifs hassidiques, Josef Koudelka et ses gitans, Costa Manos et la série sur les Grecs, Cornell Capa et ses reportages sur la pauvreté en Amérique latine, George Rodger et la série sur la circoncision chez les Masai, Raymond Depardon, Ian Berry avec sa série sur Les Anglais, David Hurne et Alex Web. Pacific Press Service représentera ainsi l’agence Magnum au Japon .
Un autre trésor pour l’histoire du photojournalisme fait partie de l’histoire de PPS : le catalogue de l’exposition de Carl Mydans et de Tadahiko Hayashi. C’est un document majeur pour l’histoire contemporaine de l’immédiate après-guerre. Il couvre de la reddition du Japon aux grands procès de Tokyo, jusqu’à la transformation de Tokyo et de Yokohama après la dévastation des bombardements.
Dans ce catalogue, figure en photo, l’amiral Hideki Tojo après sa tentative de suicide alors qu’il est secouru par la force d’occupation américaine pour qu’il fasse face aux crimes de guerre qui lui sont reprochés et. D’autres photos montrent les grands procès de Tokyo des criminels de guerre de classe A.
Hayashi lui, représente en bon photographe documentaire, l’occidentalisation à marche forcée du Tokyo des stripteaseuses à la ville lumière en train de se transformer et de renaitre après la guerre. Hayashi photographie les très jeunes cireurs de chaussures dans l’immédiate après-guerre dans les ruines bombardées.
Dans ces deux visions : celle du photographe américain et celle du photographe japonais, Kirschenbaum s’efforce de souligner une forme d’humanisme. Les grands magasins comme Odakyu store ou la chaîne de grands magasins Sogo à Osaka ont présenté les expositions de Bettina Rheims, de Alfred Stieglitz, de Robert Capa grâce à la contribution de Pacific Press Service éditrice de catalogues, pensés comme des compléments à l’exposition. Les ouvrages sont savamment conceptualisés avec des légendes et des commentaires appropriés, écrits par les photographes, les concepteurs et Robert Kirschenbaum.
L’agence PPS a nouée des contacts avec des partenariats comme la société des photographes professionnels du Japon, des mécènes japonais pour le financement des expositions comme Fuji film, Kodak Japon, Toppan et les plus connues des entreprises de l’industrie de la photographie et des grandes compagnies aériennes.
Robert Kirschenbaum qui n’était pas photographe lui-même, a su rester un entrepreneur passionné et efficace jusqu’au moment où le musée de de la photographie de Tokyo le remercie pour son apport à son essor. Il a déclaré dans une revue « que le Musée métropolitain de la photographie de Tokyo a dû acheter des œuvres à l’étranger en les cherchant partout dans le monde, une par une à la différence de la Fondation Getty qui a pu acheter des fonds de manière plus globale. Ce qui témoigne du travail opiniâtre de Kirschenbaum ; qu’il dissimulait sous des allures de bon vivant. Le musée de la photographie de Tokyo lui doit l’acquisition d’un tirage aux sel d’argent de Henri Fox Talbot de sa fille Rosamond Constance accoudée avec un air renfrogné.
Le portfolioSpectrum
Robert Kirschenbaum a su aussi s’associer aux plus grands photographes japonais des années 80 en organisant en 1991, pour les 25 ans de l’agence Pacific Press Service, un portfolio composé de 10 photographies en format 59 x49 cm imprimées grâce à une nouvelle technique d’ impression (Toppan Super High DéfinitionGraphics) créée par l’entreprise Toppan Printing et son département de concepteurs (Toppan Idea Center) avec le concours des équipes de PPS.
Le portofolio Spectrum proposé aux clients de PPS se veut une sorte de manifeste de la philosophie. PPS est présente sur le terrain éditorial et publicitaire en y associant les grands groupes japonais et leur apports dans le domaine de la photographie. Kirschenbaum lui-même l’explique dans la préface du portfolio. L’ambition de PPS est alors de couvrir tout le spectre de la production, de la diffusion en s’adressant également aux institutions muséales et aux galeries.
Dans ce portfolio, les photographes japonais de Life, ceux de l’agence Vivo et Hiroshi Hamaya, un japonais de l’agence Magnum, y présentent chacun une photographie manifeste de leur travail. Là encore, c’est l’excellence dans la forme que recherchait Kirschenbaum pour présenter le travail des photographes et de l’agence qui, espérait -t’il avec lucidité, « allait durer encore les 25 prochaines années. »
Dans ce portfolio, une photo de Hiroyoshi Hamaya représente le buste et des jambes d’une paysanne dans une rizière boueuse, photo prise en 1955, souvent reprise dans les ouvrages de l’histoire de la photographie.
Le photographe d’avant-garde Eikoh Hosoe célèbre pour ses portraits de l’écrivain Mishima une rose entre les dents est un représentant emblématique de l’agence Vivo présente dans le portfolio, dans le portfolio Spectrum, une image de sa série sur la Sagrada Familia montrant la façade et les deux flèches de la Sagrada Familia en contre plongée avec un ciel contrasté, un catalogue de 1986 a d’ailleurs été réalisé avec la contribution de Robert Kirschenbaum lui aussi sur l’ univers de l’architecte Antonio Gaudi (Gaudi par Hosoe).
Le catalogue a l’architecture d’un livre photographique, d’après Kirschenbaum, il faisait partie d’un projet plus vaste. Pour l’exposition sur Gaudi, à l’ambassade d’Espagne au Japon, Kirschenbaum associera les grands noms du cinéma d’avant-garde et de la musique contemporaine avec la contribution du cinéaste Hiroshi Teshigahara et de Toru Takemitsu.
Un résumé de l’ambition panoptique de Kirschenbaum d’associer les arts entre eux. Pour Eikoh Hosoe, c’est sa culture Bouddhiste qu’il reflète et qu’il saisit dans les détails de l’architecture de Gaudi ; oscillant entre les choix des mosaïques en couleurs, de nombreux détails et visions en noir et blanc contrastés, des hauts reliefs et de la cathédrale dans lesquelles il s’immerge avec son regard bouddhiste sensible à la profusion baroque et organique des œuvres de l’architecte.
La faillite, la mort, mais les catalogues
La disparition de l’agence Pacific Press Service suite aux ennuis judiciaires pour des problèmes d’arriérés de taxes au Japon a tiré un trait sur l’agence de Kirschenbaum. Son dynamisme n’a pas laissé de traces sur internet, et son site web a disparu après la faillite.
Lors de l’hommage rendu à Robert Kirschenbaum, le 22 décembre 2023, par ses collègues du Foreign Correspondents’ Club of Japan (FCCJ) à Tokyo, il a été fait mention qu’il était un membre permanent du club dont il fut président avec Bob Neff du « comité des boissons et de la nourriture. » Les journalistes présents à la cérémonie ont évoqué sa grande ouverture d’esprit, son côté épicurien ; mais peu, ont eu vraiment connaissance de l’importance de son œuvre pour la diffusion de la photographie européenne et américaine au Japon ; et encore moins, qu’il a aussi su nouer dans l’autre sens des ponts avec l’Occident pour faire connaître des grands photographes japonais.
Robert Kirschenbaum, né Robert Dorne en 1936 a commencé sa carrière de journaliste dans l’armée américaine. Il a ensuite été parrainé par Al Cullisson journaliste au Daily Telegraph pour rentrer au club de la presse ; et, de fil en aiguille, en 1965, il a pu démarrer l’activité de son entreprise Pacific Press Service.
Au cours de sa longue carrière, il a côtoyé les deux Capa, Robert et Cornell, qu’il a invité chez lui, tout comme Henri Cartier-Bresson. Pour l’anecdote, il a eu la chance de rencontrer la dernière femme japonaise de l’écrivain américain Henri Miller à Hawaï. Robert Kirschenbaum est un contributeur majeur et visionnaire d’une éthique et d’une universalité du langage photographique, Il s’est éteint à l’âge de 87 ans des suites d’une maladie respiratoire.
Note
Pour les recherches bibliographiques, je souhaite envoyer un remerciement particulier pour l’aide fournie par les personnel de la bibliothèque du musée de la photographie de Tokyo , et par le personnel de la réserve de la bibliothèque du parlement japonais .
Lire également Bob Kirschenbaum par Bob Neff (EN)
https://www.loeildelinfo.fr/dossiers/hors-france/japon-pacific-press-service-pps-agence-de-presse-1965-2023/#more-42354Dernière révision le 25 mars 2024 à 2:52 pm GMT+0100 par la rédaction