Le 26 avril 1974, anecdote connue, j’avais emprunté l’argent de la machine à café de l’ agence Sipa-Presse, rue de Berri, pour me précipiter à Orly, direction Lisbonne. Göksin Sipahioglu n’avait pas beaucoup d’argent sur lui et m’avait dit d’aller en demander à notre agent au Portugal. Ce dernier m’avait poliment dit d’aller me faire voir car c’est Göksin qui lui en devait !
J’ai donc choisi d’aller voir de très près, ces manifestations qui déferlaient des ruelles de Lisbonne vers la place du Rossio, en ce début de printemps révolutionnaire.
J’allais participer avec toute une jeune génération de photographes à la Révolution des Œillets qui allait pendant plus de deux ans m’accaparer entre aller retour et reportages au Mozambique et en Angola, « filles de la colonisation portugaise qui avaient sauvé leur mère » selon la rumeur en cours.
Pour Göksin, comme pour nous tous qui partions chaque matin cueillir en images tous les œillets à la boutonnière et au bout des fusils des héros de la révolution, c’était une préoccupation permanente. Pas un seul jour sans avoir Göksin au téléphone. Il surveillait, comme un café turc sur le feu, chaque publication dans les pages d’une presse mondiale, qui craignait de voir au sud de l’Europe des militaires « dangereusement marxistes », instaurer un nouveau 1917 sur les bords du Tage.
Nous étions tous des Albert Londres ou des Robert Capa en herbe. Parmi tant de souvenirs, c’est un flot d’images qui me revient, alternant manifs à la pelle, portraits de vieilles portugaises toutes de noir vêtu dans l’Alentejo, jeunes manifestants à travers tout le Portugal, paysans d’Evora à la gueule burinée par le soleil et le dur labeur des champs. Je revois, à Lisnave, ces ouvriers en autogestion du plus grand chantier naval de l’Europe en marchent, ces ouvrières des filatures de Porto faisant balancer leurs bébés dans des hamacs de fortune, improvisés entre deux métiers à tisser, au milieu d’un vacarme étourdissant.
Un jour Göksin m’a appelé pour dire qu’il avait vu la couverture de l’hebdomadaire Le Point avec un homme brandissant un révolver lors d’une petite manifestation sans grand intérêt devant la mairie de Cintra. « Sipa est nul, tu es nul », peut lui importait de savoir que j’avais respecté la décision prise collectivement entre tous les photographes présents sur place de ne rien expédier de ce reportage sur Paris. Embargo rompu par le photographe de Fotolib, trop heureux de n’avoir pour une fois aucune concurrence et de réussir une couv’ très opportuniste. Peu de temps après, Göksin, d’excellente humeur rappelait : « tu as neuf couvertures dans la semaine, formidable ! ». « Merci, Göksin, tant mieux, j’ai besoin d’argent, s’il te plaît, fais quelque chose ». Je l’aidais à trouver quelqu’un qui vienne de Paris avec l’indispensable enveloppe.
« Le jardin des amoureux »
Dans ma mémoire qui privilégie ces intenses moments d’échange avec Göksin, se superposent coulisses du métier et secrets d’une actualité qui vivait son processus révolutionnaire. A la lumière du jour et dans les courtes nuits de Lisbonne, se juxtaposent les souvenirs du début et de la fin symbolique de cette révolution. Le premier est celui d’un bar qui était pour nous tous malgré la fatigue accumulée, à force de suivre tous les jours des kilomètres de manifs, le lieu obligé de rencontres et source de tous les tuyaux et contacts nécessaires à la préparation de nos reportages.
Le deuxième souvenir est celui de la capitulation des parachutistes de la base militaire de Tancos, rendant leurs armes. J’y retrouvais Jacques Haillot alors photographe de L’Express et habitué, comme nous tous, du fameux bar.
Le « jardin des amoureux » était en effet le bar incontournable des débriefings spontanés du jour. 50 ans après c’est comme si c’était hier. « O povo unido jamaïs vencido » Le peuple uni ne sera jamais vaincu, scandaient en permanence les défilés. La brise du soir qui caresse Lisbonne, porte encore dans les ruelles des hauteurs d’Alfaïa les échos sonores des slogans que clament les participants des dernières manifs de la journée. Les rassemblements partisans n’ont pas cessé depuis le 25 Avril 1974. Le coup d’état militaire a fait tomber sans coup férir les derniers lambeaux d’un fascisme gangréné par les guerres coloniales qu’il a provoquées du Mozambique à l’Angola. La manifestation à la nuit tombante s’est dissoute en remontant de la « Praça do Commercio » sur les bords du Tage vers l’Assemblée Nationale.
Aux terrasses des cafés les serveja ( bières), vinho verde ( vins blancs pétillants), cafés accompagnés de bagacao (alcool fort) se consomment sans compter au gré des palabras ou propos de comptoir qu’alimentent en permanence la Révolution en cours .
Tout prés de là, il est un bar qui fait exception, niché sur une petite place comme seule la capitale chère à Fernando Pessoa en possède. Acteurs et témoins de la Révolution s’y retrouvent : clients ordinaires ou nouveaux, jeunes écrivains tels les Lobo Antunès de demain, officiers, sous-officiers, journalistes venus débriefer la journée et remettre en perspective contacts et tuyaux.
Les détails de la décoration du bar s’estompent dans le temps. Le lieu, coin de Terra da fraternidade est tout habité d’une musique ambiante entre fados et la chanson mythique de José Alfonso Grandola villa morena dont le passage à l’antenne le 24 à minuit vingt fût le signe déclencheur de l’avancée des troupes vers Lisbonne.
Pendant plus d’un an de reportages à travers tout le Portugal ce bar reste encore ancré dans ma mémoire comme un tableau impressionniste persistant avec tout le charme vécu du parfum de liberté retrouvé par le peuple portugais – ivre de bonheur. Les rencontres autant que la vigueur des débats politiques se mêlent aux souvenirs de dégustation mémorable qui font plus que toujours honneur. Seule la passion du métier naissant et la force du quotidien compensaient quelques réveils difficiles pour repartir d’un bon pied à l’assaut de l’actu très chargée du jour. Et passer presque tous les soirs faire le point au Jardin des amoureux rendez-vous obligé.
Ils sont venus, ils sont tous là les héros du 25 avril
Ils savourent une victoire de la démocratie. Uniformes de toutes les armes – chemises blanches des officiers de la Marine, tous représentent le « Movimento das Forças Armadas », pilotes de la TAP, venus côtoyer journalistes de la presse nationale, internationale.
Les envoyés spéciaux des grands médias de Paris à Pékin sont venus témoigner de la « Révolution au bout de l‘autoroute » selon le mot d’André Pautard. Le grand reporter de L’Express s‘est en effet précipité – c’est le cas de le dire – mais prend tout son temps pour suivre l’évènement majeur qui secoue l’Europe.
Parmi les clients l’Amiral Rosa Coutinho, Yul Brynner de la marine portugaise, au crâne chauve mais aux idées très arrêtées sur l’avenir progressiste du Portugal, le commandant Melo Antunes, futur ministre des Affaires étrangères du gouvernement du Général Costa Gomes, le capitaine Othello de Carvalho, cheville ouvrière du coup d’état, à la tête de sa colonne de chars rentrant dans Lisbonne, tout un chacun se remémore la date historique du retour à la démocratie. Client assidu et George Clooney avant l’heure, le Major Denis de Almeida met à ses pieds la clientèle féminine portugaise sans avoir besoin de leur offrir uma bica, un café expresso très serré.
So what ? Il témoigne de la venue de ses blindés devant l’aéroport de la capitale portugaise. Car dans le confort de ses fauteuils moelleux ou debout devant son comptoir tout de bois cosy le bar respire autant la multiplication des témoignages que la vivacité des apartés ou des débats collectifs qui s’improvisent verre en main. Chacun ici a le sentiment de jouer son propre rôle dans le film de la grande histoire en train de se faire. Sur les murs du salon de l’entrée sont projetés courts métrages et films de Charlie Chaplin, dont « Le dictateur » qui fait allusion au régime honni de Caetano et du salazarisme enfin déchu. Ce qui mérite quelques aguardente ou liqueurs de circonstance. La nuit sera chaude dans les esprits comme dans les corps enfin libérés du carcan religieux et conservateur, pléonasme qui s’arrose, jeté sans coup férir à la poubelle de l’Histoire. Movida portugaise avant l’heure espagnole de la chute de Franco.
Cela se fête depuis l’ouverture du bar. L’aube de la révolution irradie pour l’heure une espérance presque naïve sur les superbes fresques des murs de Lisbonne, comme des dazibao d’inspiration maoïste vantant avec candeur la longue marche du peuple portugais vers sa libération.
Les œillets ne sont pas encore fanés.
Les belles portugaises savent qu’il n’y aura plus d’avant le 25 avril et gardent, confiance, sourire aux lèvres dans la naissance d’un féminisme solidaire. Le Portugal s’est sauvé lui-même en donnant enfin l’indépendance à ses colonies de Lourenco-Marquès à Luanda . Au jardin des amoureux, l’amour se conjugue au présent, l’amitié des frères d’arme du 25 avril se consolide en faisant tinter les verres, la confraternité de toute une nouvelle génération de journalistes prend date.
Le povo unido, le peuple uni, n’a pas encore la gueule de bois de quelques espoirs déçus. Dans un des bars fétiches de sa révolution, le Portugal célèbre l’Internationale et l’amour du genre humain qui fait corps avec des élixirs divins. La liberté n’a pas de prix. Le Portugal du 25 avril lève le verre de ses sublimes Portos, de ses vins ou alcools célèbres à la victoire des lendemains qui chantent encore.
Jusqu’à ce jour du 25 novembre 1975, qui donne à toutes les boissons le gôut amer des illusions perdues. Le matin même alerté par un ami portugais, je me précipite sur la base arienne prés de la ville de Tombar. Une grande effervescence y règne. Partout sur des bâches ou draps blancs sont étalées les munitions des mitrailleuses et fusils d’assaut posés en épi à même le sol.
Tête dans le béret légendaire de ce corps d’élite, soldats, sous-officiers cachent leurs larmes. C’est moi qui mitraille tant il est émouvant et rare de voir ces soldats pleurer toutes les larmes de leurs corps étreints en embrassades de réconfort. Celui d’avoir perdu le combat d’une tentative de vrai coup d’état de l’extrême gauche militaire, selon les uns, ou mené selon les autres pour disqualifier l’aile gauche du Mouvement des forces armées tour de contrôle politique de la révolution du 25 avril 1974.
L’Histoire n’a pas encore fait toute la lumière sur les raisons cachées de cette date devenue historique. Car elle a symbolisé le début d’une normalisation de la vie politique portugaise. Face aux commandos conservateurs d’Amadora et de leur colonel réputé, Jaime Neves, face aux chars du régiment de Santarem, la capitulation des paras de Tancos est totale . Otello Saraiva de Carvalho, devenu général, est arrêté et incarcéré. Sur toute la base l’émotion est à son comble dans une tristesse, toute empreinte des sanglots à peine retenus, qui sonnent le glas cependant de tous les affrontements au sein de l’armée. Des civils, militants ou sympathisants sont venus apporter un fort soutien à coups d’abrazos virils aux soldats.
Une révolution se meurt. Vive la révolution !
Dernière révision le 29 avril 2024 à 3:49 pm GMT+0100 par la rédaction
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