Qui a été fin avril 1974 à Lisbonne ne s’est jamais remis de cette « éclair de liberté », comme disait Maurice Clavel à propos du mois de mai 1968. Six ans après la révolution des babyboomers du quartier Latin, un an après le monstrueux coup d’Etat de Pinochet, la révolution des œillets a mis du baume sur le cœur de toute une génération. Et ils ont été nombreux à faire le pèlerinage. Un tsunami de journalistes et de militants politiques ! Même Jean-Paul Sartre est venu voir les militaires « gauchistes » !
Arrivé le 29 avril 1974, par le premier avion de la TAP autorisé à se poser après la fermeture de l’espace aérien, j’ai été englouti par une foule folle de liberté. Pourtant, il y avait aussi, encore, de la crainte dans l’air. Mais l’attitude des militaires était telle que le peuple y croyait. Jamais je n’ai vu autant de défilés, de manifestations sans banderolle, sans parti politique… ça n’allait pas durer.
Mais, cinquante ans plus tard, ce qui me reste en mémoire, c’est le vent de liberté qui s’installa immédiatement dans les rédactions et l’appétit vorace des lecteurs arrachant des mains des crieurs, les journaux.
Je reproduis ci-dessous, les notes prisent cette semaine là, pour un article paru en aout 1974 dans le mensuel Presse Actualité[1] du groupe Bayard Presse. On excusera le style du jeune journaliste que j’étais.
80 000 exemplaire un jour, 250 000 le lendemain
Lisbonne au lendemain du putch militaire du 25 avril 1974, ce sont les soldats dans les rues, ceux des Unes de la presse du monde entier avec leurs oeillets, leurs sourires. C’est la foule en délire, la liberté que l’on respire, une ville qui s’étire encore meurtrie de 50 ans de fascisme.
Une libération ! C’est incontestablement le mot qui court dans cette liesse populaire. Tous les journalistes ont fait la comparaison avec la Libération de Paris en aout 1944. Je n’y étais pas, mais Lisbonne ressemble beaucoup au Paris de 1944, sauf que ce sont des capitaines qui défilent et pas un général. Comme toute libération, comme toutes périodes de parole libérées, les murs se sont couverts de slogans et plus tard, d’affiches.
La presse a été la première touchée par le mouvement. Un formidable raz de marée de mots et de photos a envahi les rédactions, puis les ateliers pour se repandre enfin dans la rue. Je dis bien se répandre car durant cette première semaine, la foule dans la rue, n’était qu’une mer de journaux. Ceux d’hier encore sur le trottoir et ceux du jour happés par des mains avides.
Les crieurs de journaux hurlaient tout en rendant la monnaie. A leurs pieds les tas de quotidiens atteignaient des hauteurs appréciables pour un seul vendeur.
Certain se faisait apporter 300 à 400 Républica le quotidien du soir qui tirait la veille du 25 avril à 40 000 exemplaires, passait a 150 000 copies chaque jour ! O’Secolo[2], journal du matin qui plafonnait dans les bons jours à 80 000 atteignait 250 000, son rédacteur-en-chef Mario Zambujal, en me donnant ces chiffres avait un petit sourire de joie et d’incrédulité, un mélange qui en disait long sur la situation.
Après plusieurs décennies de censure, la pesse portuguaise s’éveille. Dès les premières heures les médias vont jouer un rôle très important notamment Radio Club et Radio Renaissance qui donneront le top pour le putch. C’est ensuite devant Epoca journal du parti de Caetano que se dérouleront de véritables scènes d’émeute. Des voitures du journal seront brulées.
Cette haine contre I’organe qui était le plus lié au pouvoir s’apaisera vite pour laisser la place à une contestation radicale dans les rédactions. De courtes grèves éclatent dans quelques journaux ainsi qu’à Radio Renaissance pour exiger la démission des anciennes directions.
Le vaste mouvement populaire qui secoue le Portugal trouve une résonance particulière dans la presse qui jour après jour se voyait censurée. Des journalistes racontaient avec une sorte de honte, comment chaque jour les épreuves de tous les articles partaient par coursier à la censure pour revenir mutilées ou même totalement interdites de publication. Aujourd’hui des larmes dans les yeux, mais de joie, c’est au marbre, qu’un confrère dit « Tu vois ce titre, je l‘ai écris moi-même et, demain matin, il sera tel quel dans le journal ».
Cette liberté nouvelle n’a hélas pas tardé à être jugulé par les propriétaires des titres, du moins certains essayent…
Presque tous les quotidiens de Lisbonne appartiennent à des banques.
La riposte des journalistes a été rapide comme en témoigne les Unes des quotidiens. « Nous ne tolérons aucune censure interne ». Dès lors un mouvement extrêmement important se dessine dans toutes les rédactions : « Nous voulons que notre indépendance soit garantie » dit l’un. « Nous voulons dire notre mot dans la gestion de nos entreprises » telles sont les deux principales exigences formulées par les journalistes.
Mais l’avenir ne fut pas rose, ni rouge comme les œillets.
Lire : 25 avril 1974 Lisbonne à l’heure de la révolution –
Notes
- [1] La revue Presse Actualité fondée en 1956 fut dirigé par Roger Laviable assisté de Lucien Guissard et Yves L’Her. La revue a cessée de paraaitre dans les années 80.
- [2] O Século (Le Siècle) était un quotidien du matin publié à Lisbonne entre 1880 et 1978.
Dernière révision le 29 avril 2024 à 3:50 pm GMT+0100 par la rédaction
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