Depuis l’émergence de l’intelligence artificielle générative d’image, de plus en plus de photographes se confrontent à cette technologie, leurs approches se démarquant fort heureusement de ce qui se répand ad nauseam sur les réseaux sociaux.
Après avoir travaillé de nombreuses années en agence de publicité comme directeur artistique, Didier Bizet a franchi le pas en 2015 pour devenir photographe à plein temps. Depuis, il se consacre avec talent à une observation documentaire du monde très pertinente nourrie par le besoin de comprendre nos sociétés moderne. Les possibilités offertes par l’IA ne pouvaient échapper à cet esprit curieux qui vient de se lancer dans une première expérimentation avec une série baptisée « Les îles aux enfants ».
On est très loin de la ritournelle d’une presque homonyme série télévisée des années 70 où l’on chantait : Voici venu le temps, des rires et des chants, dans l’île aux enfants, c’est tous les jours le printemps. C’est le pays joyeux des enfants heureux, des monstres gentils, oui, c’est un paradis. Le propos est nettement plus obscur et traite en fait de la situation dramatique des enfants confrontés à la guerre.
En situation de conflits, ceux-ci subissent des horreurs : décès dus aux bombardements et combats, déplacements massifs, enrôlement forcé comme soldats, violences sexuelles, mutilations, attaques d’hôpitaux et d’écoles, déni d’accès à l’aide humanitaire. Selon l’UNICEF, plus de 460 millions d’enfants, soit près de deux sur dix dans le monde, vivent dans des zones de conflit et 43,3 millions d’autres sont en situation de déplacement forcé. Ce chiffre a doublé en l’espace d’une décennie, et surtout, est le plus élevé jamais enregistré depuis la Seconde Guerre mondiale. Soudan, Syrie, Ukraine, Haïti, Yemen, Gaza, RDC et trop d’autres régions encore sont le théâtre d’atrocités que subissent ces victimes innocentes toujours en première ligne.
« Cette série explore les sombres facettes d’un monde déshumanisé, alliant poésie virtuelle et dystopie à travers des images générées artificiellement. Miradors abandonnés, tours d’observations ou de surveillance d’un ennemi probable, dotés de toboggans disséminés par-delà les océans et les frontières, font référence à la tragédie des enfants-soldats. Cette série permet une réflexion sur notre engagement envers les générations à venir, au milieu des crises mondiales et des défis éthiques (…) C’est une vision dystopique d’un monde inconcevable : celui de ces enfants-soldats qui ne jouissent plus de leur enfance mais sont condamnés à endosser des rôles de guerriers sanguinaires (…) La dystopie permet de se projeter dans l’intolérable ; tel est le rôle de cette série paradoxale qui, au premier abord, se veut fantaisiste et esthétique, avec des univers fascinants et enchanteurs derrière lesquels se cache un débat aussi complexe qu’occulte. »
Entretien avec Didier Bizet
Quel est l’idée initiale de ce projet?
Ce sujet aborde le débat des enfants pris dans les affres des zones de guerre, où ils sont malheureusement enrôlés comme de véritables héros-enfants-soldats. Plutôt que d’opter pour une approche journalistique conventionnelle, je choisis d’aborder cette thématique de manière quasi enfantine et poétique. Mon objectif est d’ouvrir une voie plus artistique pour susciter la réflexion et le débat. Dans un monde où la communication est largement dominée par l’image, je souhaite éviter une approche frontale, semblable à une investigation sérieuse sur le sujet. Au lieu de cela, je m’inspire de la dystopie fictionnelle pour mettre en lumière les aberrations de notre réalité. Ces «miradors» permettent de plonger dans une narration fictionnelle tout en soulignant la tragédie de ces enfants-soldats, utilisés comme pions dans des conflits politiques et idéologiques.
Pourquoi avoir utilisé l’IA?
L’intelligence artificielle offre une voie extraordinaire pour plonger dans la fiction, dépassant les limites de la réalité et créant des images jusqu’alors inimaginables. Avec l’avènement des séries dystopiques, nous nous retrouvons plus que jamais confrontés à une réalité qui semble nous rattraper.
La série parle d’enfant mais on n’en voit aucun. Pourquoi?
Mon expérience dans le domaine publicitaire m’a enseigné à concentrer mon message sur une seule idée. Pour moi, une photographie d’un champ de bataille sous un ciel gris, avec un tank abandonné embourbé dans la boue, est plus puissante sans la présence humaine. Elle fige le spectateur dans un instant, une vision, comme un paysage figé dans le temps. L’objectif est de captiver le spectateur avec une image évocatrice qui aurait été trop explicite avec la présence d’un enfant. En effet, la présence humaine représente un obstacle, une évidence que je cherche à contourner. Prenons l’exemple d’Air France, qui projette une image forte à travers un avion volant à travers le pare-brise d’une voiture. Dans ce contexte, montrer une hôtesse de l’air serait sans intérêt. En laissant de côté les enfants, la guerre, le conflit, la belligérance deviennent des faits révolus, invitant le spectateur à réfléchir au-delà du temps présent, comme s’il s’agissait d’une dystopie.
Tu évoques plus particulièrement les enfants soldats, sujets dramatique, mais tu représente des toboggans d’aires de jeux qui induisent une idée ludique malgré leur décrépitude. Ce n’est pas contradictoire?
En partie, oui, mais aussi en partie non. Ces miradors dotés de toboggans évoquent incontestablement l’enfance, et c’est ainsi qu’ils doivent être initialement perçus. Mais ces enfants-soldats dont tu parles, ne jouent-ils pas également sur des toboggans ? Dans une dystopie ou une fiction, toutes les possibilités sont envisageables. Au Moyen Âge en France, les jeunes débutaient leur formation de chevalier vers l’âge de 9 à 10 ans, voire dès l’âge de sept ans, en recevant un entraînement militaire. En devenant écuyers vers 12 à 14 ans, ils suivaient un chevalier et étaient confrontés à la réalité brutale des combats. Pourtant, malgré cela, ces jeunes guerriers demeuraient des enfants jouant ensemble. Pour moi, le ludique est un catalyseur de réflexion. Il revêt une apparence qui peut être interprétée de différentes manières selon chaque individu.
Les édifices représentés sont accompagnés de courtes légendes similaires : lieu, dates d’occupation et d’abandon. Ces dernières s’échelonnent de 1908 à 1989. Comment as tu choisis ces dates et quelle est leur signification?
1989 marque un tournant décisif dans l’histoire mondiale ; c’est cette année-là qui a redéfini le monde, créant une division nette entre avant et après. La guerre froide, qui a perduré pendant des décennies, est considérée comme le conflit le plus long du 20ème siècle. Avant 1908, les guerres et les conflits étaient souvent d’une nature plus primitive, mais c’est l’industrialisation du monde qui a donné naissance aux guerres modernes, marquant ainsi le début du 20ème siècle. Il est également intéressant de noter que la représentation photographique du monde était alors rare. Mes dates correspondent aussi à des influences architecturales, à des périodes qui ont marqué la construction.
Tu t’étais déjà confronté dans ta série «The big lie» au photomontage dans une sorte de création documentaire «augmentée». Ici tu vas plus loin dans la même approche en faisant appel à l’IA?
Les deux séries se distinguent l’une de l’autre : l’une utilise des photographies de la réalité quotidienne pour illustrer les faux-semblants d’après les rumeurs extravagantes en provenance de la Corée du Nord. Nous ne sommes pas plongés dans une dystopie, mais bien dans un monde quasi-réel. En revanche, «Les Îles aux Enfants» nous transporte dans un univers qui ne correspond pas à nos réalités habituelles. Son objectif est de rappeler que la dystopie est une interprétation fictive d’éléments qui nous échappent, et qui pourraient nous rattraper bien plus rapidement que prévu.
Tu vas continuer cette série?
Oui, l’idée est de poursuivre le travail dans la même continuité.
Le site de Didier Bizet
Dernière révision le 6 mai 2024 à 8:57 am GMT+0100 par la rédaction
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