« Une belle parution, tu l’as mise sur les réseaux, tes potes te disent bravo. Mais sur les réseaux, il n’y a que ce qui marche… ça donne l’illusion que tout va bien, alors qu’il y a de moins en moins de piges ! » Anthony Micallef, 40 ans, n’est pas désabusé, pas amer. Combatif. Il est très content de la couverture et du portfolio du Pelerin, mais il voit avec lucidité sa situation et celle de ses consoeurs et confrères… Comme les Marseillais des quartiers Nord, les pigistes sont invisibles dans les cuisines de l’information.
En revoyant son travail, déjà largement publié dans le dernier numéro de feu 6 mois, j’ai vu un véritable reportage social, sans le misérabilisme qui trop souvent dessert « la cause ». Trop d’images, peut aussi rendre invisible la majorité du monde. C’est ce que nous démontre cette époque et, c’est pourquoi le photojournalisme est indispensable à la démocratie.
Entretien téléphonique mercredi 1er mai 2024
Anthony, comment es-tu arrivé à ce reportage ? C’est une commande ou de la spéculation ?
Non, ce n’est pas une commande ! J’ai passé un an et demi dans ce collège, en y allant au moins une fois par mois, voire plutôt deux fois. J’aimerai bien avoir des commandes comme ça, mais malheureusement, ça n’existe pratiquement plus.
Je suis basé à Marseille depuis 2018 et, plutôt que de continuer à voyager à l’étranger pour raconter l’Inde, l’Iran ou la Chine, j’ai pris la décision, et surtout j’ai eu l’envie de raconter la ville dans laquelle je venais d’arriver. Parce que Marseille, c’est un monde à part.
Et puis, je pense que le photoreportage, se pratique trop souvent de manière exotique et très temporelle. C’est plus rare de raconter le territoire sur lequel on vit. C’est aussi parfois plus compliqué de raconter ses semblables. Donc, j’ai travaillé pendant deux ou trois ans sur le mal logement à Marseille. Il y a eu un livre chez André Frère et plusieurs expositions…
Après, je me suis demandé : qu’est-ce qui peut raconter cette ville en dehors de la question du logement ? J’ai pensé à la jeunesse, parce que cette ville est très jeune. Ce collège, finalement, c’est un peu une excuse pour photographier des jeunes. D’ailleurs, il n’y a pas de photo de prof. Il n’y a aucune photo d’adulte dans ce travail. En un an et demi, j’ai pris 10 000 images qui racontent l’adolescence.
Je n’ai pas réalisé un travail sur le fonctionnement d’un collège. J’ai travaillé sur les collégiens. C’est eux qui m’intéressaient. Cette période de la vie, qu’on a tous connu par définition, n’est pas simple. Le collège, on y rentre enfant, on en sort quasiment adulte. C’est, à la fois, une période dure sous le regard des autres, avec le corps qui change, les moqueries, la confrontation au réel, la peur de l’avenir mais également une période d’épanouissement.
« entre les Kalash et les calanques »
Après le logement, mon objectif restait de continuer à raconter Marseille. J’ai choisi un collège dans les quartiers Nord. Les quartiers Nord sont très peu documentés. Il sont très médiatisés, mais toujours sur le mode : la drogue, les Kalashnikovs, les règlements de compte… Ils sont rarement médiatisés en profondeur. Très rarement. Les initiatives positives sont très absentes .
Dans ce collège, il y a une accumulation de difficultés, donc de violence, de trafic de drogue, de chômage, etc. Et, malgré tout, le collège propose des solutions pour que ces jeunes-là arrivent au lycée, ou accèdent à une formation, qu’ils ne se retrouvent pas soit chez eux à décrocher, soit à devenir des choufs, des petites mains du trafic. C’est avant tout un reportage sur l’adolescence et puis c’est un reportage porteur d’espoir.
Marseille depuis quelques années présente toujours un visage « Instagramable » avec la plage, les pizza… L e côté vacances, week-end au soleil… Ou alors, Marseille, dans les médias est toujours entre les Kalash et les calanques !
Moi, j’ai envie de raconter de manière plus authentique et plus quotidienne une ville d’un million d’habitants avec au moins un tiers de ces habitants qui sont invisibles, et invisibles aussi pour eux-mêmes. Ils ne se voient pas vivre.
Traverser les frontières invisibles
Comment as-tu obtenu l’autorisation de travailler dans ce collège ?
Qand tu vis sur le territoire sur lequel tu travailles, tu n’as pas d’urgence, pas de fixeur… Pendant plusieurs mois, j’ai pris le temps de parler de mon projet autour de moi pour trouver un endroit où il y a des jeunes … Finalement, une amie m’a indiqué ce collège en me disant que le proviseur serait sûrement intéressé.
Je suis allé présenter le projet au principal Monsieur Coutouly et il était effectivement tout à fait ouvert. Il m’a donné carte blanche, ce qui est en fait rarissime dans un établissement scolaire. En France, pour entrer dans les établissements scolaires, c’est quasiment plus difficile que d’entrer dans une prison !
Ce principal a fait de son collège un laboratoire. Depuis des années, il n’hésite pas à tester des solutions. Face à des élèves en grandes difficultés, non seulement scolaires, mais familiales, économiques, sociales, culturelles ; il a constaté que cela ne servait à rien de les mettre dans des classes classiques, de les faire redoubler ou de les exclure. Il a cherché des dispositifs pour s’adapter à ces jeunes. Ces jeunes, quand ils rentrent chez eux, ils n’ont pas de bureau, ils n’ont même pas une chambre à eux, ils ont des parents qui ne parlent pas toujours français. Donc, si on veut vraiment sauver ces jeunes, il faut leur trouver des dispositifs personnalisés. C’est ce qui se passe dans ce collège où il y a par exemple le projet Promette qui permet aux jeunes en difficulté de sortir de leur classe une fois par mois pour aller construire quelque chose de leurs mains.
Mais Anthony, comment fais-tu pour travailler un an et demi sur un collège, Comment tu finances ça ?
Oui, il y a a un coût… Mais quand je regarde les projets que j’ai réalisé en Corée, en Chine, en Inde, où le billet d’avion vaut déjà plus de 1 000 €, où il faut se loger, se nourrir… A Marseille, ce collège est dans ma ville. Il est 20 minutes de scooter de chez moi. Pourtant les quartiers Nord sont comme une autre ville ! C’est frappant. Les quartiers Nord sont là, mais on n’y va jamais. Il y a une frontière invisible. Ils sont à la fois là et très loin. Donc mon idée c’est : plutôt que de prendre l’avion, je traverse des frontières invisibles.
Dernière révision le 6 mai 2024 à 8:59 am GMT+0100 par la rédaction
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