En avril 1947, Robert Doisneau a photographié cette jeune et jolie femme élève pilote de planeur. A l’occasion de l’exposition « Un certain Robert Doisneau » qui se tient du 1er juin au 22 septembre 2024 à la Villa Tamaris dans la rade de Toulon, Cyril Bruneau, le directeur artistique dévoile, pour la première fois, les coulisses de ce reportage avec les parutions de l’époque et les planches contact de Doisneau.
La jeune femme, que Robert Doisneau a surnommé « l’intrépide aviatrice », allait l’année suivante, devenir ma mère. Comme souvent Robert Doisneau avait offert un petit tirage 13×18 à ma mère qui ignorait tout de ce photographe. Et pour cause le Robert Doisneau de 1947 était un photographe parmi d’autres.
La photographie figura au mur de tous les appartements où nous avons habité, jusqu’au jour où, en 1987, je constatais qu’elle avait disparue du mur. « Le cadre est tombé. Il faut que j’en rachète un » me dit ma mère. Bonne occasion pour regarder le dos de la photo. Entre-temps j’étais devenu un journaliste passionné de photographie. Ma surprise fut énorme en découvrant le tampon de Robert Doisneau avec son adresse à Montrouge. J’étais alors ami avec Mark Grosset, le fils de Raymond Grosset patron de l’agence Rapho qui diffusait les photos de Doisneau. Mark organisa un déjeuner qui engagea une brève correspondance entre Doisneau et ma mère.
C’est donc avec grand plaisir que j’ai proposé à Cyril Bruneau d’inclure ce reportage dans l’exposition à la Villa Tamaris avec l’accord de l’Atelier Robert Doisneau. Une sorte de cadeau d’anniversaire pour Yvette qui vient de fêter ses 95 ans à l’EPAD La Rose de Noel de Six-Fours-les-plages.
L’aviation populaire
Pour comprendre le contexte du reportage de Robert Doisneau, il faut savoir qu’à la Libération de la France, le gouvernement comprenait un ministre de l’air communiste Charles Tillon qui relança le concept de L’aviation populaire développé durant le Front Populaire par Pierre Cot et Jean Zay. Cette politique visait à former des pilotes en commençant par le vol à voile qui permet d’appréhender d’une façon remarquable l’aérologie.
Avant-guerre, l’objectif était de former des pilotes pour l’armée, ce qui ne plaisait pas aux généraux ; après-guerre, l’objectif fut de former des pilotes pour l’Aéronaval, pour l’Aviation Légère de l’Armée de Terre (ALAT) très employée pendant la guerre d’Algérie ; puis pour former des pilotes pour Air France.
C’est dans le cadre du Club Aéronautique Paris-Est, sur l’aérodrome de Lognes en Seine-et-Marne, que mon père rencontra ma mère en 1946. Ils ont alors 17 et 19 ans. Jean mon père avait de l’ambition dans le domaine aérien, il venait de gagner en parcourant 165 km en planeur, la Coupe Jeunes Ailes patronnée par l’hebdomadaire Les Ailes [1] et postulait à tous les stages pour se perfectionner. Dans un écrit à destination de ses petits-enfants, il a raconté le contexte de l’époque. Une autre époque !
Le cœur en l’air
« J’avais fait une demande de stage pour le mois d’avril 1947 au Centre de Vol à Voile de Beynes, dans la région parisienne. J’eu du mal à convaincre René, le frère d’Yvette, pour qu’il insiste auprès de ses parents afin d’obtenir l’autorisation d’inscrire celle-ci à ce stage. Lui-même ne pouvait pas y participer. En 1945, il avait été refusé à la visite médicale à cause de sa vue déficiente [2].
C’est au cours de ce stage que Robert Doisneau réalisa le reportage pour La Vie Catholique illustrée. Le reportage fut également publié dans le journal Regards l’année suivant. Il photographia Yvette et, elle fit la couverture de La Vie.
Les stages étaient financés par l’administration, il fallait donc un ordre de mission. L’ordre étant arrivé nous nous sommes retrouvés tous dans un camion militaire, direction le Centre aéronautique. Les garçons furent installés dans les baraquements sur le terrain, les filles à 3 km, au village de Grignon, dans une pension de famille.
Ce stage réunissait les espoirs du vol à voile français de l’époque avec : Gérard Pierre [3], futur champion du monde, Vivenco futur instructeur dans l’Aéronaval, Andrée Fruitier future championne, Suzanne Melk [4] recordman de France, Marcelle Choisney [5] championne de distance, Duval futur moniteur, Léon Biancotto [6] futur champion d’acrobatie, Lefevre, Fauche, Martin, Beltrando etc. Les moniteurs les plus compétents étaient également là. Ils étaient tous passés par le Centre de vol à voile de la Montagne Noire, extrêmement réputé : Gasnier, Lepanse, Vinsonneau, Capgras, Voisin, Charron et Eric Nessler [7] recordman du Monde de durée en planeur en 1942 avec 38 heures 21 minutes [8].
Chaque élève avait un moniteur attitré. Je fus pris en main par Vinsonneau, un homme sympathique et blagueur à froid. Nous volions sur le planeur Göppingen dit Goevie [9], récupéré en Allemagne, appareil biplace côte à côte à aile médiane, assez fin et agréable à piloter. Yvette commença avec le moniteur Capgras, mais impressionnée par ses coups de gueule, se retrouva avec Lepanse, plus calme. Toujours appliquée et obéissante, il fallait la voir astiquer le cockpit du Kranich, ou tenir la planche de vol, chaque vol étant enregistré à la seconde près.
Après les vols et le repas du soir, chacun retrouvait son logement. Yvette qui n’avait jamais vécu seule, paniquait du fait de dormir seule dans une chambre de pension. Andrée Frutier lui proposa gentiment de dormir avec elle tant que son chéri ne la rejoindrait pas. Mais, le chéri arriva et Yvette se retrouva seule.
Je lui proposai de venir la rejoindre le soir. Je partais du Centre à la nuit tombée et faisais à pied les trois kilomètres qui nous séparaient. A la pension, je faisais très attention de ne pas être vu des autres locataires, je grattais à la porte et elle m’ouvrait. Quelle joie de se
retrouver en intimité, mais après les étreintes passionnées, la prudence ancestrale reprenait ses droits. Nous nous déshabillions derrière le montant du lit et nous nous retrouvions ensemble la lumière éteinte. Quelle fougue et quelle passion à 20 et 18 ans !
Mais il fallait que je garde la tête froide et que je me contrôle, l’épée de Damoclès qu’Yvette se retrouve enceinte, planait sur nous. Dans la nuit, j’étais obligé de rentrer au Centre : de nouveau 3 kilomètres à effectuer. A l’arrivée. je trouvais mon lit en portefeuille. ../…
Les vols se déroulaient à un rythme soutenu et les lâchés en monoplace furent rapides et nombreux. Ils s’effectuaient sur le plateau de Frileuse, la piste étant plus longue et plus large. Le moniteur Capgras, un gascon pur-sang, surveillait les vols de lâchés et dictait au préposé à la planche de vol ses observations. Le lâché de l’ami Duval fut épique. On l’appelait la « dérive » parce que son nez était légèrement excentré. Au cours de son vol, il agissait inconsidérément sur sa commande de direction, la dérive. A son atterrissage, Capgras dit : « Inscrivez: bon atterrissage, mais frétille de la queue jusqu’à jouissance complète de l’appareil » . Tout le monde éclata de rire. …/…
Yvette fut lâchée en Castel 301 [10]. Elle fut remarquée par Marcelle Choisnet qui voulait réaliser un record de but fixé féminin de 300 kms en direction de Cherbourg. L’appareil disponible, un Castel 242 [11] n’était sûrement pas le meilleur planeur pour réaliser cette performance. Yvette comme navigatrice, occupait la place arrière sous l’aile avec une visibilité très réduite. En outre. cette place était renommée pour donner le mal de l’air. Yvette n’y échappa pas, elle assura tant bien que mal, son travail. A l’approche de la Manche, les ascendances se firent rares. Marcelle Choisney du se poser à Lisieux. L’itinéraire choisi n’était pas bon car les entrées d’air maritime sur la terre coupent les ascendances. Yvette en tira toutefois une expérience pour ses futurs vols. » Jean Puech (1927 – 2007)
Exposition
Exposition du 1er juin au 22 septembre 2024 à la Villa Tamaris
Ouverte du mercredi au dimanche de 13h30 à 18h30, sauf les jours fériés
295, avenue de la Grande Maison, 83500 La Seyne-sur-Mer
Site web : https://www.villatamaris.fr
Tous nos articles concernant la Villa Tamaris
Notes
- [1] Les Ailes est un hebdomadaire d’aviation, publiée de 1921 à 1963 au format journal quotidien, sous-titrée « Le monde de l’aviation et l’aviation du monde »
- [2] René Gobbe, comme son père et son grand-père, avait une forte myopie et un rétinite pigmentaire comme sa sœur Yvette, mais elle n’a été diagnostiqué que tardivement. En 1967, elle bénéficiait encore d’une aptitude à voler ! Elle est devenue aveugle à 90 ans.
- [3] Gérard Pierre est devenu champion du monde de vol à voile en 1954 à Great-Hucklow (Angleterre) https://www.lemonde.fr/archives/article/1954/08/05/le-francais-gerard-pierre-champion-du-monde-de-vol-a-voile_2025719_1819218.html?random=1168476021
- [4] Suzanne Melk (France, Vesoul, 17 mars 1908 – USA,4 février 1951 à Durham en Caroline du Nord, est une pianiste virtuose, championne du monde de vol à voile et l’une des pionnières de l’aviation en France. Elle participe à la Résistance, s’engage dans la France Libre en juillet 1943 puis entre dans le Réseau « Béarn ». Elle est décorée de la croix de guerre et de la médaille de la Résistance.
- [5] Marcelle Choisnet (France, 9 mai 1914 -14 juillet 1974), est une aviatrice française détentrice d’une douzaine de record de vol à voile.
- [6] Léon Biancotto, (Frrance 27 mai 1927 – 22 août 1960) débute le pilotage en 1947, il va devenir champion du monde de vol sur le dos et se tué dans une nouvelle tentative.
- [7] Éric Nessler (France, Lunéville, 20 mai 1898 – Malesherbes, 18 février 1976), est un aviateur français, l’un des pionniers et un grand champion français de vol à voile. Il fit voler son premier planeur en 1916.
- [8] En 1954, Bertrand Dauvin et son copilote Couston place le record biplace à 57h10 au dessus du massif des Alpilles. La même année, en décembre le pilote Dauvin décolle pour une tentative en solo sur Kranich III mais au bout de 26 heures le pilote se serait endormi en vol et écrasé au sol entrainant l’interdiction de ce type de record.
- [9] En Allemagne, à partir de la prise de pouvoir des nazis, dans le cadre de la formation des futurs pilotes de l’armée de l’air, les planeurs bi-place Kranish et Goevie furent construit en masse, et un certain nombre furent récupérés en France après la victoire.
- [10] Le Castel 301 a été étudié en 1942. Il a aussi été baptisé « Ailette » et a été produit de 1944 à 1948 par Fouga et la SNCAC à plus de 300 exemplaires.
- [11] Le planeur Castel C-242 fut construit à dix exemplaires sur une commande du gouvernement de Vichy en 1941 au Parc-Atelier Central de Castelnaudary. Il fera son premier vol le 11 décembre 1941. Il était surnommé « l’armoire normande » en raison du vernis apposé sur le contre-plaqué du fuselage.
Dernière révision le 21 juillet 2024 à 12:08 pm GMT+0100 par la rédaction
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