Correspondance de Tokyo
Kotaro Iizawa est une figure incontournable du monde de la photographie japonaise, biographe de Nobuyoshi Araki, spécialiste de l’histoire de la photographie japonaise d’après-guerre, il revient pour L’œil de l’info sur son travail de critique et sur les photographes avec lesquels il a travaillé, mettant en avant leurs propositions esthétiques dans le monde foisonnant de la photographie en pleine transformation dans un Japon où l’histoire contemporaine intervient directement sur l’esthétique de la photographie.
Naissance et vie d’un lieu autour de la photographie
lizawa possède dans le quartier de Ebisu à Tokyo le restaurant Megutama, qui est aussi une bibliothèque riche de plus de 6000 ouvrages en consultation, que le critique a pour la plupart préfacé co-écrit ou acquis. Iizawa détaille pour nous le fonctionnement et le concept de ce lieu dédié à la photographie.
« En raison du poids et du volume de tous mes livres et de ceux que m’envoient les photographes, j’ai décidé d’utiliser ce restaurant qui fonctionne autour de trois axes, la restauration dont s’occupe un ami cuisinier surdoué, la bibliothèque de livres qui sont mis à disposition des clients pour consultation sur place, et ce lieu qui appartenait à l’origine à ma femme Tokitama, artiste, sert aussi à organiser des soirées autour de la photographie ou des invitations à écouter du Rakugo (one-man-show comique traditionnel), des cours de Yoga etc. Voilà, le restaurant Megutama fonctionne autour de ces trois idées : l’espace événementiel, le restaurant et la bibliothèque. »
Universitaire et critique, spécialiste de la photographie japonaise d’après 1945, Iizawa est connu, pour avoir co-écrit sentimental journey de Araki, un ouvrage qui situe le photographe des bas-fonds de la scène bondage du Kabuki-Cho, dans le quartier de Shinjuku. Il place le photographe dans le mouvement de la self-photography ( photography-I ) au travers d’une romance proustienne d’un « photographe-narrateur » recherchant dans ses modèles l’expression de sa femme Yoko décédée sous ses yeux et sous son objectif. Kotaro lizawa précise :
« Le travail de Araki toujours amoureux de sa femme Yoko, même après sa mort, entretient une proximité avec le travail de Masahisa Fukase, photographe qui, lui aussi, rend compte de son amour pour son épouse homonyme Yohko. L’épouse de Fukase ayant la même prononciation que la femme décédée de Araki une coïncidence étonnante. »
Le critique place Araki comme le photographe du mouvement Shi Shashin (Moi et les autres ) « comme le plus emblématique de sa génération dans l’art de réarranger une dramaturgie autobiographique. »
Dans cette forme de journal photographique, « qui met en scène le photographe et son environnement proche, comme sa femme et sa famille proche », très répandu par la suite dans l’histoire de la photographie contemporaine japonaise, bien avant la mode selfies, Iizawa remarque que : « Daido Moriyama se situe dans le mainstream-photography, dans la street-photography en faisant des mémo topographiques incluant le photographe dans l’espace urbain » le propos du photographe est plus dans une dimension quasi- cinématographique « faite d’ errances urbaines et de snapshot compulsifs » comme le commente Iizawa qui a aussi co-écrit des livres avec ce photographe.
La politisation de la photographie japonaise
des questions sociales et mondiales
Pour Kotaro Iizawa « la revue Provoke à l’initiative de Nakahira, naît dans un contexte particulier, au moment de la révolution culturelle chinoise, du traité de sécurité, des événements de mai 68 à La Sorbonne, et des mouvements pacifistes contre la guerre au Vietnam ». Kotaro Iizawa insiste : « Provoke est la rencontre d’une expression et d’une époque. »l
Sur l’évolution de la photographie japonaise d’immédiate après-guerre, le critique pointe la tendance du photoréalisme dans la génération de l’immédiate après-guerre avec des photographes comme Ken Domon, Ihei Kimura et Shomei Tomatsu, tous ces vétérans enregistrent initialement de manière mécanique dans un unique but informatif pour l’édition et l’impression à destination d’un large public.
Questionné par L’œil de l’info sur l’influence politique dans la photographie japonaise d’après-guerre, Kotaro Iizawa note que le contexte politique influence directement les photojournalistes. Concernant le magazine Provoke, la politisation de deux de ses membres est quelque chose de particulier due à l’époque.
Iizawa évoque longuement la carrière de Shomei Tomatsu qui a abandonné son travail de photojournaliste pour devenir photographe freelance et organiser des workshop politiques à Okinawa à l’époque de la signature du traité de sécurité Nippo-américain dans les années 1968. Cet évènement a donné lieu à des mouvements étudiants violents, et Tomatsu a été une des personnes clés dans l’organisation des mouvements étudiants notamment avec la la création de ligue des étudiants photographes ( Nihon no gakusei Shashin Renmei ).
A la fin des années 1970 Tomatsu part à Okinawa et fait des workshops auxquels Iizawa a assisté. lizawa parle de la publication du livre Taiyou no empistu (Les crayons du Soleil), et de l’influence que l’ouvrage a eu sur la jeune génération dont le photographe Ryuichi Hirokawa qui s’est inspiré de son travail.
Sur cette période unique Iizawa insiste sur le fait que, par la suite, « lors du grand tremblement de terre et de la catastrophe nucléaire de 2011, il n’y pas eu de répercussions ni d’influence significative sur le paysage photographique. »
Après les bombardements de Hiroshima et Nagasaki, deux des photographes de Provoke ont enregistré les conséquences des bombardements nucléaires : Takuma Nakahira et Shomei Tomatsu.
Nakahira présente une vision métaphorique des bombardements dans son ouvrage Pour une langue à venir tandis que Shomei Tomatsu a fait paraître une partie de son travail (Hiroshima -Nagasaki) avec le photographe, penseur du photorealisme, Ken Domon.
Les deux travaux comme le fait remarquer Kotaro Iisawa sont mis en vis à vis, à longueur de pages, et montrent des proximités esthétiques entre le photojournaliste Ken Domon et Shomei Tomatsu dont l’ouvrage traite des conséquences des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki.
Tomatsu était celui qui allait abandonner par la suite la photographie comme preuve, pour exprimer un ressenti propre à l’esthétique de l’éphémère revue Provoke.
Concernant Vivo, l’autre mouvement d’avant-garde important, et en raison de son jeune âge, Iisawa avoue n’avoir pas de contacts directs avec les 6 photographes de Vivo dont quatre sont déjà décédés mais il a bien connu ceux du magazine Provoke avec lequel il a longtemps collaboré.
Après le photo-journal, l’avènement
et la chute du photojournalisme japonais
D’autres photojournalistes ont eu leurs heures de gloire et ont fait un énorme « travail ambitieux en suivant leur idéal », comme Ryuchi Hirokawa, l’éditeur en chef de Days Japan des années 1990 à 2000 en comblant « la saison hivernale » du photojournalisme japonais. Ce secteur de la photographie n’ avait pas de publication dédiée. Le rédacteur en chef est par la suite « tombé en disgrâce à la suite de la vague féministe de #Metoo » ; et, à cause de son comportement innaproprié avec de jeunes stagiaires.
Kotaro Iizawa évoque également l’agence Pacific Press Service et les soucis de Robert Kirschenbaum avec son principal collaborateur avant que l’agence ne fasse faillite. Il souligne :
« L’apport important de Kirschenbaum à travers les catalogues et les nombreuses expositions qu’il a organisé dans les grands magasins du Japon dans les années 1970 en particulier celles de Steichen, Stieglitz, Robert Capa, Robert Doisneau, Henri Cartier -Bresson. »
Pour qualifier la situation du photojournalisme, Iisawa indique que :
« La crise du photojournalisme a démarré dans les années soixante-dix où les grandes revues comme Life, VU, Caméra, ont commencé à décliner ne permettant plus l’expression des regards originaux des photographes remplacés par de nouveaux moyens de communication et d’enregistrement sans compter que l’usage de la télévision s’est démocratisée. »
Sur le désengagement professionnel et la recherche formelle pure Kotaro Iizawa évoque le cas de Shoji Ueda qui « s’éloignera de la photographie commerciale pour retrouver un esprit amateur et libre, éloigné de la capitale où se concentre toute l’activité professionnelle de la photographie japonaise »
C’est entre Shimane et les dunes de Tottori que le photographe montera un club qui s’intitulera Chugoku photographers’group. Iisawa le définit comme « une photographie de province. »Pour caractériser l’œuvre de Ueda, Iizawa ajoute que l’univers unique de Ueda est particulier parce qu’il se détache des univers » sombres de Moriyama et d’autres photographes attirés par les univers moisis et renfermés. Ueda montre des univers personnels de grands espaces comme les dunes de Tottori. »
Il ajoute : « Le photographe Shoji Ueda qui a commencé dans les années 1930 a été initialement influencé par le pictorialisme et le modernisme » pour enfin participer à un courant que Iizawa défini comme « minimaliste » et dont l’influence a inspiré Michael Kenna, un photographe anglais dont le propos photographique est très proche. Comme les autres grands mouvements de la photographie d’après-guerre l’œuvre de Ueda est une recherche formelle pure qui continue d’inspirer de nouvelles générations.
Entretien de 32 minutes enregistré à l’espace Megutama réalisé avec le critique l Kotaro Iizawa le samedi 20 avril 2024
Resto-photo Megutama
- Adresse : 3-2-7, Higashi, Shibuya-ku, Tokyo (7 minutes de la gare d’Ebisu)
- Heures d’ouverture : de 12 h à 22 h – Fermé le lundi et les jours fériés
- Site web : http://megutama.com
Dernière révision le 3 août 2024 à 9:47 am GMT+0100 par la rédaction