Depuis bien des années, Haïti est victime de la pauvreté, de catastrophes naturelles et subit la violence de gangs qui défient l’État par les armes. Le photographe Corentin Fohlen exposera à Visa pour l’Image de Perpignan un travail réalisé récemment dans ce pays qu’il aime et connait bien et dont il nous livre une vision différente des clichés qui y sont habituellement liés.
En septembre, dans le cadre du festival Visa pour l’Image à Perpignan, Corentin Fohlen exposera le travail qu’il a réalisé pour le magazine Paris Match sur la violence des gangs à Haïti, dont la rencontre avec un de leurs leaders « Barbecue » qui doit son surnom à une rumeur selon laquelle il brûlerait systématiquement le corps de ses ennemis. Haïti et Corentin, c’est une longue histoire d’amour construite au fil de vingt-neuf séjours. Si cette exposition se concentre sur la violence dramatique que subissent les Haïtiens, le photographe, qui s’est pris de passion pour ce pays et surtout son peuple, développe également un travail au long court pour raconter une histoire bien éloignée des stéréotypes habituellement associés à ce pays.
Entretien avec Corentin Fohlen :
Tu t’intéresses à Haïti depuis longtemps. Comment ça a commencé ?
Le 12 janvier 2010, il y a un tremblement de terre à Port-au-Prince. Je ne connaissais absolument rien de Haïti et comme à l’époque je couvrais de gros événements d’actualité, j’y suis parti une dizaine de jours en indépendant. Peu de temps après, j’y suis retourné en commande et j’y suis resté trois semaines, parce que la situation humanitaire y était tellement importante que cela intéressait les médias français. J’y retourne encore fin 2010 parce qu’il y a l’arrivée du choléra, les élections présidentielles et plein d’autres événements, puis de nouveau en janvier 2011 pour l’anniversaire du tremblement de terre. À ce moment, Haïti sort des radars parce que les printemps arabes débutent et je commence à ressentir de la lassitude à être dans la course à l’information. S’y ajoute la disparition de deux amis, Lucas Dolega à Tunis et Rémi Ochlik en Syrie. Parti en Libye pour couvrir les événements, je me fais extrêmement peur en subissant un violent bombardement où je frôle la mort sans pouvoir travailler alors que les risques sont au maximum. Là, je vois mes limites. Est-ce vraiment ça que je veux faire? J’en discute avec un ami, Alain Frilet, qui me pousse dans mes retranchements, me questionne sur mon engagement, mon implication, m’oblige à réfléchir et je comprends que je ne veux pas être un photographe parmi tant d’autres, sans avoir aucune maîtrise éditoriale. Il me dit de retourner à Haïti. Pas pour de l’actu mais pour développer une nouvelle approche de ce pays.
Nouveau voyage en 2012 pour un mois où je fais un premier sujet sur ce que j’ai appelé le tourisme humanitaire qui est le fruit de ma réflexion et mon propre point de vue. Il s’agit de ces Américains qui ont l’air de parfaits touristes avec des t-shirts siglés d’organisations non-gouvernementales ou d’associations pilotées par de multiples églises évangéliques, qui payent pour une sorte de charity business totalement inefficace. Je vends ce reportage plusieurs fois et c’est le début d’une approche plus réfléchie et plus documentaire sur Haïti. S’ensuivent de multiples séjours au fil des ans où je développe une véritable fascination pour ce pays qui évolue tout le temps, pour son histoire et évidemment aussi pour les Haïtiens. Un peuple africain déraciné, mis en esclavage par les Français dont la culture et la langue imprègnent totalement le pays avec une influence des Caraïbes et du continent américain. Une sorte d’agglomérat d’influences qui donne une culture unique, complètement différente des autres îles des Antilles.
À Visa pour l’image, tu exposes un travail sur la violence d’un gang.
En mars dernier la situation est devenue extrêmement tendue. À tout moment le gouvernement pouvait tomber. Le fameux chef de gang « Barbecue » avait réussi à rassembler plusieurs bandes, dont des ennemis qui se battaient depuis des années. On avait déjà proposé un sujet à Paris Match mais on a jugé plutôt logique de suivre les gangs. Ça m’intéressait parce que j’avais déjà travaillé sur ce sujet bien que ce soit très compliqué.
Pourtant, tu as dit que tu voulais prendre du recul après tes expériences en Syrie et en Libye… Et là, tu t’es replongé quand même dans une situation risquée…
Je n’ai jamais réussi à vraiment faire le deuil du news. Quand tu as baigné pendant des années dans l’actu, que tu as commencé le travail en étant fasciné par les images de la guerre du Viêt Nam, c’est très dur d’en sortir. C’est une sorte d’addiction à l’actualité parce que tu es pris tout de suite dans un événement extrêmement fort et que la guerre c’est le summum de ce qu’il y a de plus fort à vivre et de plus fascinant. C’est passionnant d’être plongé au cœur de l’histoire qui se crée et d’avoir ce rôle de témoin. Évidemment, le risque existe, mais je connais bien le pays et il faut savoir prendre du recul. Il y a une violence extrême, mais ce sont surtout les Haïtiens qui la subissent. En restant quelques semaines, le danger est quand même assez limité. Ce que j’y fais s’inscrit aussi dans un travail à plus long terme sur l’origine de cette violence systémique et inhérente à la création de ce pays. Ça part de l’arrivée de Christophe Colomb dans une île paradisiaque dont le peuple pacifique va se faire totalement exploiter et exterminer. Et puis on déracine un peuple noir d’Afrique qu’on exploite dans des conditions extrêmement brutales (punitions, tortures etc.).
Justement, comment gères-tu cet intérêt pour la violence et ta volonté de montrer que c’est aussi un pays qui peut être beaucoup plus paisible ?
Je suis assez décomplexé face à ça parce que j’ai travaillé depuis des années sur une autre vision de Haïti, celle que l’on n’imagine pas. Dans ce travail, j’ai montré les richesses culturelles, les paysages, les artistes, la bourgeoisie, de tout. J’en ai fait un livre, plein d’expositions, je l’ai publié dans la presse, mettant en avant la complexité d’un pays à contre-courant des clichés. À un moment, avec l’arrivée des gangs, je me suis dit que je ne pourrai plus y aller, c’était devenu trop dangereux. Et puis, après réflexion, j’ai compris que cette violence ne venait pas de nulle part, que je pouvais l’expliquer, qu’elle avait des racines historiques à la fois anciennes et récentes. Lors des élections présidentielles de 2011, Michel Martelly arrive en troisième position et ne peut donc pas continuer. Les Américains interviennent alors et font pression pour qu’il puisse quand même se présenter au second tour et il gagne l’élection. Depuis, il est accusé d’être un trafiquant de drogue, d’avoir dilapidé l’argent de la reconstruction, d’avoir accéléré l’ultra-libéralisation et le capitalisme du pays, ce qui n’a profité qu’aux plus riches. Les Haïtiens le savent : les méthodes mafieuses de ce gouvernement ont montré l’exemple en sachant que les gangs ont été armés et financés par les mêmes dirigeants avant que la situation ne dérape. Quand on sait ça, on comprend que les vrais responsables ce sont les politiques et les Américains.
Dans le cadre de ce reportage ou d’une manière plus générale, est-ce qu’il y a des choses que tu voulais faire mais que tu n’as pas pu réaliser ?
C’est une chance qu’un magazine comme Paris Match ait accepté de mettre de l’argent, d’apporter un soutien logistique et de nous faire confiance à Nicolas Delesalle et moi, pour nous envoyer sur le terrain. C’était déjà bien même si on a du rentrer plus tôt que je ne l’aurais souhaité car, bien que la situation était gérable, le magazine était soucieux de notre sécurité et puis les finances ne sont pas inépuisables. C’était frustrant parce qu’en Haïti, il faut beaucoup de temps pour tout. Par exemple avec « Barbecue », on négociait par l’intermédiaire d’un fixeur et ce n’était jamais le bon moment. Le dernier matin de notre séjour, quelques heures avant le décollage de notre avion, on a enfin pu le rencontrer. On serait parti la veille, c’était fichu.
C’est pour ça qu’à chaque fois que j’y vais, je reste au moins trois semaines parce que tout est déphasé, rien ne fonctionne comme prévu, il y a des problèmes, des manifs, des grèves et donc tout se décale. Les gens te disent oui et puis ils ne viennent pas. Il y a une temporalité qui n’est pas la même et c’est très compliqué. Et puis, j’ai encore des sujets à faire. Sur le vaudou que j’ai commencé il y a plusieurs années, les artistes qui créent sur ce thème, la ruralité et aussi la situation à la frontière avec la République dominicaine. Je fonctionne en fait un peu comme un glaneur, comme je l’ai dit c’est compliqué alors je fais un maximum d’images sur le moment, ensuite un sujet émerge que je vais construire à partir de ce que j’ai fait sur le terrain.
Tu as aussi une bonne plume… Tu ne voudrais pas développer un peu plus le côté rédaction ?
Je le fais de plus en plus parce que la photo, ça peut être frustrant. Tu passes tes journées à vivre des situations assez dingues mais parfois l’émotion la plus forte est inexprimable par l’image ou la photo n’est pas à la hauteur. Et puis j’adore partager ce que je vois, ma réflexion, mon point de vue, ma critique, etc.
On fait un métier très particulier quand même. On a la prétention d’être journaliste et donc d’informer les gens mais il y a des enjeux, des rouages qui sont très particuliers pour le choix d’une photo. Pourquoi le photographe l’a faite (c’est déjà biaisé), pourquoi elle est choisie (c’est encore un autre biais). La réalité est tellement multiple et complexe qu’elle peut être totalement manipulée. Il y a des années, tu pouvais dire n’importe quoi, il n’y avait aucune preuve dans un sens ou dans l’autre. On sait très bien que, dans les années 1960, des légendes du journalisme restaient à leur hôtel et écoutaient ce que disaient les collègues revenus du front. Mais je pense qu’aujourd’hui c’est plus compliqué de dire n’importe quoi, ne serait-ce qu’à cause des réseaux.
Plutôt qu’un pays ou un peuple violent, n’est-ce pas plutôt un pays et un peuple violentés ?
Oui, c’est surtout ça. Et tout peuple violenté devient violent finalement. Je n’excuse absolument pas la violence des gangs, mais en discutant avec un de leurs chefs, qui n’avait pas l’air fier de ce qu’il fait, il m’a dit « Mais moi, j’ai pas le choix. Au départ, on m’a mis des armes et de l’argent dans les mains pour surveiller des entreprises, des entrepôts et puis après il a fallu se battre avec le concurrent d’en face, constituer un gang en recrutant dans le quartier pour le protéger des attaques de l’autre gang. Alors, si tu continues pas, tu te fais tuer. »
L’exposition de Corentin Fohlen aura lieu du 31 août au 27 septembre dans l’ancienne université, 1 rue du Musée, 66000 Perpignan.
Festival Visa pour l’Image
du 31 août au 15 septembre
Perpignan
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