Guy Capdeville ouvre des cartons d’archives. Il fut le témoin de l’installation de l’agence Sygma dans les locaux de l’agence APIS, rue Réaumur à Paris et y collabora comme photographe jusqu’en 1976. À l’occasion d’une exposition-vente qu’il organise chez lui au château Saint-Orens-Pouy-Petit (Gers), Guy nous raconte dans Retour d’archives, « son » Irlande du Nord.
A la suite d’une lettre de Stéphane Gorrias, administrateur judiciaire nommé après la faillite de Corbis-Sygma, madame Multon, chargée de la cellule liquidative de l’agence, demande à Julie Papini, rédactrice en chef adjointe de Corbis France de me remettre mon matériel, ce qui est fait le 7 février 2011, 62 rue de la Chaussée d’Antin à Paris. L’occasion de revisiter mon premier métier : photographe de presse de 1967 à 1977.
Suite à mon scoop du Bloody friday à Belfast, où j’étais le seul photographe d’agence présent sur place deux jours avant les explosions, j’ai raté la porte d’entrée chez les grands reporters de guerre. Pourtant, j’avais les photos. Il suffit de regarder la planche-contact de la pellicule pour le comprendre. Avec le recul, je peux dire : heureusement, car j’aurais peut-être fini comme Gilles Caron, Michel Laurent et tant d’autres…
3 000 dollars ? « Ça ira, on part ! »
Les journalistes de l’AFP et de Reuter, connaissances de bars de la rue Réaumur, savaient que quelque chose de lourd se préparait du côté de l’IRA (Armée républicaine irlandaise) qui avait besoin qu’on parle d’elle. J’étais chaud pour y aller mais je n’avais pas un sou pour couvrir les frais de transport et de séjour.
Ce jeudi matin de juillet, à Saint-Germain-des-Près, je prenais mon petit déjeuner en terrasse avec mon ami Rogeiro Corsao Braga qui fut le dernier consul du Brésil à Saïgon durant la guerre du Viêt Nam. Lui aussi était très préoccupé par ce qui se passait en Irlande du Nord. Il avait organisé quelques envois d’armes chez les indépendantistes de l’IRA.
La veille, j’étais passé rue Réaumur dans les nouveaux locaux de la nouvelle agence qui n’avait pas encore de nom. Née de la rupture des associés de Gamma, Sygma n’était encore que piles de cartons entassés au premier étage dans les locaux de l’agence APISque Hubert Henrotte venait de racheter. Hubert et Monique (ndlr : Kouznetzoff) essayaient de mettre un peu d’ordre avec Henri Bureau et Christian Simonpietri. Je les avais croisés à Gamma.
Après le café et le croissant, mon ami Rogerio me dit : « Je t’accompagne à Belfast. Je ferai des photos et tu les amèneras à ton agence. » « D’accord, on y va », dis-je, « mais je n’ai pas un rond pour payer le déplacement. Je ne suis pas comme les grands reporters qui se financent leurs voyages. » Il me regarde et me dit : « Ne bouge pas, reste ici. Je reviens dans une heure ou plus tard. »
J’ai attendu assez longtemps et le voilà qui revient et pose une enveloppe sur la table en me demandant de l’ouvrir. Il y avait trois mille dollars en coupure de cent. « Ça ira, on part ! » Et on est parti.
Le voyage a été laborieux. Nous avions réservé une suite penthouse à l’Intercontinal de la capitale irlandaise. L’hôtel était transformé en bunker contrôlé par l’armée anglaise. Des barrières de sacs de sable fermaient le périmètre du rez-de-chaussée et après une fouille minutieuse de nos bagages par les soldats de Sa majesté, fusil M16 à l’épaule, on nous a permis d’accéder à la réception puis de monter dans nos chambres. Ce premier contact avec des uniformes m’a tout de suite mis dans l’ambiance. J’ai demandé au gradé de service quel était son corps d’armée et il m’a donné le nom de son commandant et la caserne où le trouver. Dans l’après-midi, je suis allé me présenter comme photographe de presse français.
Pas grand monde à l’hôtel sinon un journaliste de l’AFP et quelques hommes d’affaires, peut-être des marchands d’armes. Après une balade de repérage dans la zone frontière entre les quartiers protestant et catholique, je suis revenu à l’hôtel avant le couvre feu.
La nuit est tombée et du haut de mon observatoire, je voyais toute la ville déserte, d’un calme impressionnant. Vers 22 heures, je ne sais pas ce qui m’a pris d’aller faire un tour dans les rues. J’ai attrapé mon Nikon et ma quena [1]pour me balader vers Shankill road. Le silence était assourdissant et j’ai commencé, tout en marchant, à jouer de la flûte indienne, celle qui m’avait accompagné partout dans les Andes.
Soudain, depuis le milieu de l’avenue, à cent mètres, un projecteur s’est tourné sur moi. J’ai fait demi-tour mais un autre puissant faisceau de lumière bloquait cette issue. Des uniformes armés de fusils ont sauté d’une Jeep et mis en joue. Un soldat m’a ordonné de me mettre à plat ventre en criant. Il m’a dit d’écarter les jambes et les bras puis, l’arme pointée sur ma tête, m’a fouillé. Il a voulu prendre mon Nikon que je tenais à bout de bras. J’ai refusé et expliqué qu’il n’en n’avait pas le droit : c’était mon outil de travail ! J’étais un photographe de presse. Une discussion s’engagea et j’ai pu citer le nom du commandant vu le jour même. Un gradé est arrivé. Il m’a demandé de me lever. J’ai présenté mes excuses pour n’avoir pas respecté le couvre-feu et joué de la musique, toutes choses complètement interdites.
Après quelques salamalecs, ils m’ont laissé repartir et rendu le Nikon et le film. Je n’avais fait aucune photo comme je l’ai prouvé au gradé qui voulait le saisir. Et je suis revenu à l’Intercontinental pour dormir.
Le lendemain matin, au petit déjeuner, je fais connaissance avec le journaliste de l’AFP. Nous parlons de l’Amérique du Sud et d’autres pays où des révolutionnaires combattent les pouvoirs en place… Soudain, une fébrilité agite l’hôtel. Un serveur s’approche et nous dit : « Une bombe vient d’exploser à la station de bus tout proche d’ici. »
Dans quelle direction ? J’attrape mon appareil photo et je cours dans la rue vers le panache de fumée noire qui grimpe au-dessus des toits. Des gens fuient en sens inverse du mien et j’arrive près d’un barrage de soldats qui m’interdisent d’aller plus loin. Je sors ma carte de presse et ils me laissent passer.
J’ai les photos des explosions de ce vendredi 23 juillet 1972. Une date historique du conflit en Irlande : le Bloody friday. Ce que j’ai vu, mon Nikon l’a enregistré et c’est sur la planche-contact.
Mais, ce n’est pas tout. À cette époque, il fallait ramener immédiatement le film à Paris pour espérer des publications. Trop tard pour prendre un avion, trop long en ferry… Je ne suis parti que le samedi matin. À midi passé, j’étais à Paris mais personne dans les locaux de Gamma, ni de Sygma. Je vais aux Champs-Elysées à Paris Match.
Le journaliste de permanence accepte de prendre la bobine de film Tri X et me dit qu’il l’envoie au labo… On attend la planche-contact et il m’informe qu’il garde le film. Les photos ne seront tirées que le lundi matin à l’arrivée des laborantins. Il me fait un bon de garantie [2] de 300 francs ; au moins j’aurais de quoi à me payer un restau’. Nous nous donnons rendez-vous pour le tout début de la semaine prochaine et il me félicite pour le travail accompli. Au revoir, merci.
Quand je reviens à Paris Match le lundi matin, j’ai le temps de lire un télex de l’AFP qui parle des explosions : « Scénes d’horreur à Belfast. » De toutes les explosions qui ont secoué les immeubles de la capitale ulstérienne cet après-midi, faisant treize morts et au moins cent vingt blessés, celle du dépôt d’autobus d’Oxford street a fait le plus de victimes. Six tués sur le coup dont un enfant d’une dizaine d’années et deux soldats britanniques qui patrouillaient à bord d’une voiture blindée lorsqu’ils sont passés près de l’automobile en stationnement dans laquelle était dissimulé l’engin de mort.
Un spectacle d’horreur attendait les sauveteurs lorsqu’ils sont parvenus à Oxford street après s’être frayé un passage à travers l’embouteillage monstre que la panique a provoqué au cœur de la ville. Des débris humains jonchaient le sol sur un large périmètre, au milieu des morceaux de verre, des gravats, des fragments de l’automobile déchiquetée par l’explosion et des membres arrachés…
D’autres explosions se faisaient cependant encore entendre à travers la ville. Allumé par les bombes, des incendies se déclaraient. D’épaisses fumées s’élevaient qui se confondaient dans le ciel recouvrant Belfast d’un voile de suie. Les sirènes stridentes des pompiers et celles des ambulances ajoutaient encore à la panique.
Les rumeurs les plus folles couraient parmi la population. Plus de deux cents bombes avaient été déposées un peu partout qui devaient exploser avant minuit… L’IRA lançait massivement ses commandos contre les postes de l’armée britannique.
Les policiers, les soldats, les pompiers, visiblement débordés, quelques-uns gagnés par l’affolement général, s’agitaient dans toutes les directions. Venant du quartier catholique de Unity Flats des coups de feu se faisaient entendre.
Lorsqu’au bout d’une heure le calme revint enfin dans la ville (sinon dans les esprits), on put évaluer les dégâts considérables. Jamais encore une offensive terroriste de cette envergure n’avait affecté Belfast.
Je fus surtout étonné ce lundi matin de me rendre compte en faisant la revue de presse qu’aucun titre ni commentaire ne notifiait les explosions du vendredi précédent. Que s’était-il passé pour en arriver là ? Je comprends que mes photos ne seront pas publiées à Paris Match et je reprends ma pellicule. En vitesse, je fais la tournée des agences de presse nationales et internationales. Je vais au bureau de Newsweek, de Stern et d’autres magazines; Personne n’est intéressé par mes photos quand je leur montre la planche-contact.
En fait, dès le dimanche, il y a eu un blocage (type censure du gouvernement anglais) pour empêcher que ces attentats soient connus du grand public. Seule consolation durant la semaine : quand j’ai revu Hubert Henrotte, toujours au milieu des cartons rue Réaumur, il m’a dit : « Si tu étais venu me voir en premier, je t’achetais la pellicule 3 000 dollars. »
Affaire classée, affaire ratée.
Guy Capdeville
Exposition-vente
Grands reportages en Amérique Latine et ailleurs par Guy Capdeville. Jusqu’au 30 septembre 2024.
Château de Saint Orens Pouy Petit (Gers)
Notes
- [1] La quena (ou kena) est un instrument à vent sud-américain issu du métissage entre les instruments de la famille des bois, propres à la civilisation andine et ceux issus de la civilisation occidentale (source : Wikipedia).
- [2] Bon de garantie : document papier sur lequel le service photo du journal mentionne une garantie de x francs à valoir sur le prix dû en cas de publication.