Ce vendredi 6 septembre 2024, à neuf heures du matin au Grand Café de la Poste de Perpignan, Gael Turine ne sait pas encore qu’il n’est pas l’heureux lauréat du Visa d’or Magazine pour lequel il est l’un des nominés avec Valerio Bispuri, Véronique de Viguerie et Katie Orlinsky qui l’emportera le soir même. Il était en compétition pour son reportage sur « Les ravages de la tranq » publié par Le Figaro Magazine et exposés à la Chapelle du Tiers-Ordre.
Notre dernière rencontre remonte à 2014 alors qu’il exposait un formidable travail sur le plus long mur qui sépare le Bengladesh de l’Inde. Un reportage publié dans le monde entier et qui a fait l’objet d’un ouvrage dans la collection Photo Poche édité par le Centre National De La Photographie.
Deuis dix ans, tu as fait beaucoup de reportage, publié de nombreux ouvrages, qu’est-ce qui a changé dans ta manière de travailler ?
Écoute, tu vas peut-être être surpris, mais en fait, je n’ai pas changé grand-chose. Je dois dire que ma manière de naviguer dans ce monde de la presse et dans ce petit monde du photojournalisme, est restée la même. Ça fait 25 ans que je fonctionne de la même manière et j’ai la chance d’avoir du boulot et de gagner ma vie. De temps en temps, sur certains projets, je m’aventure sur d’autres terrains photographiques que le reportage, il n’empêche que mon ADN est resté le même et ma manière de fonctionner toujours la même.
La presse te soutient toujours autant ?
Les deux, trois magazines avec lesquels je travaille en France me restent fidèles. Et puis, il y a un certain nombre de titres à l’international, qui continuent à publier du photojournalisme et à qui on peut vendre des reportages. Évidemment, il y en a bien moins, qu’il y a cinq, dix ou quinze ans, forcément. Mais, il y a encore des possibilités. Et jusqu’à présent, j’arrive à exploiter le potentiel qui existe en termes de production et de revente. Maintenant, ma viabilité comme photographe ne repose pas uniquement sur la presse. Je vis à Bruxelles et j’ai pas mal de commandes culturelles ou institutionnelles. Je ne fais jamais de corporate, ça ne m’intéresse pas trop et puis je ne pratique pas une photo qui intéresse le corporate. Et puis, je suis prof également à l’école de journalisme de l’Université libre de Bruxelles,
Donc, l’un dans l’autre, depuis toutes ces années, tu vis de ta photographie et de ta connaissance de la photographie ?
Oui, j’ai cette chance ! C’est un cocktail de persévérance, de rigueur, et d’attention aux relations professionnelles avec les magazines. En France, je travaille principalement avec Le Figaro Magazine mais également GEO. Et puis, à l’étranger, il y a une série de titres, en Italie, en Allemagne, au Japon, ou en Hollande. En fait, à partir du moment où la première production est financée, après, toutes les reventes sont vraiment des plus. Et puis, c’est une question de gestion personnelle de son budget. Moi, j’ai trouvé mon équilibre.
Je n’ai plus auto-financé un reportage depuis 20 ans. Je trouve toujours une publication pour un engagement financier qui amorce le travail. Par exemple, prenons le cas du reportage qui est exposée cette année à Visa. La première commande, c’est celle du Figaro Magazine. Je rentre, il publie. Je touche des droits d’auteur qui sont quand même conséquents, généreux. Enfin, généreux, on va dire que c’est le prix normal, mais si on le compare à beaucoup d’autres titres, on peut dire que c’est généreux. Ensuite, je le revends à l’un ou l’autre magazine international et j’utilise ces fonds-là pour repartir à Philadelphie.
Je fais alors un complément de reportage qui me permet d’avoir une histoire beaucoup plus complète, plus riche, qui débouche sur une exposition ici à Visa Pour l’image, mais qui débouchera aussi sur d’autres publications dans d’autres magazines. Du coup, ils reçoivent un set de photos plus riche et plus conséquent que celui que j’avais envoyé après mon premier séjour. C’est un mécanisme…
Avant d’arriver à Perpignan, tu étais en Haïti ?
Oui, je viens de rentrer de Port-au-Prince. C’est beaucoup plus compliqué d’être financé par la presse pour couvrir Haïti. Donc, j’ai fait une demande de bourse auprès d’un Fonds européen de journalisme. Du coup nous faisons un travail à six mains puisque j’ai collaboré avec deux collègues haïtiens que je connaissais. Nous avons été financés et, il y a eu une vraie partie salariale dans le budget qui a permis à ces deux collègues haïtiens d’être très décemment payés, comparé à ce qu’ils touchent habituellement dans leur pays.
Le tout débouche sur la publication d’un web documentaire qui vient de sortir. Et maintenant, cette production est libre d’être revendue à la presse internationale. Les magazines qui publieront ce travail nous verserons des droits… Ce sera la cerise sur le gâteau ! Et si nous avons la chance de faire deux et trois autres publications, financièrement, ça deviendra quand même très rentable. Il faut le dire.
Cela demande une bonne gestion de budget…
Bien sûr, Il faut une bonne gestion, mais c’est aussi une manière de proposer son travail. Il faut savoir à qui on peut s’adresser. Moi, ça fait longtemps que je n’envoie plus de proposition de sujet à une pléthore de magazines dont, finalement, je sais que ça ne les intéresse absolument pas parce que ça ne correspond pas à leur ligne éditoriale. Ou bien parce que nous ne nous connaissons pas.. Il y a mille et une raisons qui font qu’un magazine dit non. Mais si le photographe cible un petit peu mieux, il y aura beaucoup de réponses négatives, mais il y aura aussi des oui. Et même s’il n’y en a que deux ou trois répondent positivement, à partir du moment où le sujet est financé, ça tient vraiment la route.
C’est impressionnant ce que tu dis ; parce que quand même, beaucoup de photographes ont du mal à vivre. Et toi, ta petite entreprise, si je puis dire, a l’air de fonctionner parfaitement ?
Écoute, tu sais à mes étudiants en journalisme, je leur parle d’un véritable choix de vie. Je leur dit qu’au-delà des compétences photographiques, des approches journalistiques, ce métier est aussi une histoire de choix de vie. Je n’ai pas un business plan en permanence dans la tête. Je ne passe pas ma vie à penser à l’argent, mais j’ai quatre mômes et ça m’a forcé à être aussi très pragmatique sur les questions financières. Et c’est vrai qu’en parallèle de toutes les qualités de journaliste ou de photographe nécessaires, il y a une dimension entrepreneuriale, bien sûr. Et je l’assume. C’est ce qui m’a permis de vivre de mon métier jusqu’à aujourd’hui.
Si on se revoit dans cinq ou dix ans, je te dira peut-être que la formule a atteint ses limites et que je n’y arrive plus. Mais je te rappelle que tout n’est pas basé uniquement sur la presse. Je fais beaucoup de presse, mais il y a aussi de l’enseignement, des commandes en Belgique qui ne sont pas montrées à Visa, mais qui m’occupent un certain volume de temps dans mon calendrier annuel. C’est l’ensemble … Par contre, je n’ai pas de revenus venant de la vente de tirage car je ne suis absolument pas connecté au monde des galeries. Je vends quelques tirages par ci, par là… Tout d’un coup, quelqu’un voit une exposition, ou voit mon travail sur Internet et, je reçois un mail qui débarque de nulle part. Mais ça n’arrive que deux fois par an…
Et tu revends à travers une agence ou tu revends directement ?
Je revends mes reportages directement. J’ai fait partie d’agences, mais maintenant ça fait deux, trois ans que je suis seul. En fait, c’est très bien. C’est aussi ce qui permet l’équilibre financier.
Il y a 20 ans, il y avait une longue liste de magazines qui, potentiellement, pouvaient publier le genre de boulot qui sont exposés à Visa et que je fais. Aujourd’hui, la liste s’est réduite à huit, dix titres. En gros, je connais les gens qui travaillent dans ces magazines, donc je peux m’adresser à eux. Ils n’ont pas besoin de passer par une agence pour publier le travail qui colle à leur ligne éditoriale. A partir du moment où il y a si peu de clients, pour reprendre un terme un peu entrepreneurial, qu’il y a si peu de clients potentiels, on peut les gérer soi-même. Après, c’est vrai qu’il faut être au four et au moulin, sur tous les fronts, et parfois, il y a un peu de surmenage…
Quand tu étais en agence, est-ce que tu n’avais pas plus de contacts avec les autres photographes ?
Non, je n’hésite pas à envoyer mes séries à un photographe pour dire: j’ai fait tel boulot. Je voudrais soumettre ce travail… Je finalise un éditing pour un magazine ou un prix. Qu’est-ce que tu en penses ? Je n’hésite pas à faire ça.
Pour le Visa d’or Magazine, Il y a eu un premier tour de jury. Et puis, pour le second tour qui a lieu ici à Perpignan, il fallait envoyer un éditing de 20 photos. J’ai demandé à quatre photographes de regarder mon travail. Et les quatre ont évidemment accepté, même si nous ne nous connaissons pas très bien. J’ai reçu quatre éditing. Sur les 20 photos, il y avait un pot commun de 16 photos. Pour les quatres autres, j’ai regardé leurs propositions et j’ai choisi. Pour finalement, arriver à mon editing de vingt.
Tout ça pour dire qu’aujourd’hui, la communication est tellement facile qu’on peut demander à des collègues un coup de main. Je ne suis pas isolé. J’ai des copains photographes. Et puis j’ai une vie en dehors de la photo. J’ai une famille, j’ai des potes. Sortir de l’agence ne m’a pas isolé. Je n’ai pas eu du tout ce sentiment-là. Pas du tout.
Qu’est-ce que tu dis à tes jeunes étudiants ? Quel est le message le plus important ?
Je leur dis que c’est un choix de vie comme beaucoup d’autres métiers. Ce n’est pas du tout une exclusivité du métier de journaliste ou de photographe, mais c’est un métier qui va leur demander énormément d’engagement personnel. Il faut naviguer dans un monde où il peut y avoir beaucoup d’ingratitude, de trahison, d’incompréhension. C’est un beau métier, mais c’est surtout un métier très, très important.
Vu l’évolution du paysage médiatique il y a beaucoup d’inquiétudes à avoir, mais face à cette inquiétude, l’IA, la désinformation, toutes ces saloperies qui bousillent quand même un petit peu notre métier, je leur dis : on peut soit décider de tourner les talons parce qu’on se dit qu’en fait, c’est impossible de se battre contre cette vague, que c’est perdu d’avance.
Soit on se dit : Non, on y va et on va essayer un peu de combattre de l’intérieur. Mais ça demande une sacrée dose de patience, d’opiniâtreté, d’engagement. Pas d’abnégation, parce qu’il ne faut pas se rendre malade non plus. Il faut vivre. Il faut se nourrir de beaucoup d’autres choses. Quand je lis parfois des interviews de photographes, souvent des illustres photographes qui n’ont plus à se soucier de leur viabilité, qui disent que les photographes ne doivent être que photographes et c’est un métier que l’on fait à 300%, qu’il n’y a pas de place pour autre chose, que c’est une passion absolue. Je ne suis pas d’accord. Être journaliste, c’est aussi lire des romans, c’est aller au théâtre, c’est regarder des films documentaires, c’est être à l’écoute du monde.
Je dis à mes étudiants : ne passez pas votre vie à ne lire que de la presse. Allez-vous nourrir ailleurs. C’est hyper important pour mieux formuler la manière dont vous voulez pratiquer ce métier, pour peut-être mieux arriver à définir des régions dans lesquelles vous voulez bosser, pas uniquement pour ce qui s’y passe, mais pour l’histoire de ce pays, pour la complexité sociale, culturelle d’un pays.
Dernière révision le 16 septembre 2024 à 9:45 am GMT+0100 par la rédaction
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