En 2018, Yan Morvan décide de se lancer, avec Eric Bouvet, dans un projet assez fou : sillonner la France pour faire les portraits à la chambre 20×25 de Françaises et Français dans leur diversité, à la ville et à la campagne, du paysan à la femme de ménage, de l’ado au vieillard, de la Bretagne à la Corse. Deux ans et plus de 300 portraits plus tard, je rencontre Yan chez lui afin qu’il me parle de ce travail.
Interview de Yan Morvan réalisé le 06/2020 à propos du projet « Hexagone » (portraits de Françaises et de Français )
Pourquoi travailler à la chambre grand format?
Y. M. : À partir de 1985 – j’avais fait la ligne verte au Liban à la chambre 4 X 5 –, j’ai décidé que je voulais être le lord Snowdon* des miséreux, des déclassés et des laissés pour compte ! Et donc, j’ai choisi d’utiliser exactement le même système que lui lorsqu’il photographiait les rois et les princesses. Ce n’est pas compliqué, j’utilise la chambre par respect, parce que lorsque tu photographies quelqu’un, ça n’a rien à voir avec une espèce d’artefact en numérique. Aujourd’hui, si tu regardes les gens, ils n’ont rien à voir avec les espèces de traces qu’on voit partout dans les journaux. Le problème du numérique, c’est que ça a créé une image du monde qui n’est pas une vraie image du monde. On est un peu dans un jeu vidéo parce qu’il n’y a plus de chambre noire. La chambre noire, c’est quelque chose qui a été inventé par un moine génois au XIIIe siècle. À partir de la peinture hollandaise, on peut dire de la peinture profane, on a utilisé la chambre noire. Donc on a une vision du monde avec du relief, alors que le numérique, c’est quelque chose qui est à plat. La chambre, ça permet de photographier des personnages et de leur donner du relief, du volume.
Avec le monde rural, tu t’éloignes un peu de ton travail sur les gens à la marge ?
Y. M. : C’est vrai que j’ai plutôt tendance à photographier des gens un peu marginaux. Mais avec ce travail sur les Français, c’est autre chose. Je m’intéresse beaucoup à l’agriculture, à un monde agricole qui est en train de disparaître puisque ma famille, mes grands-parents, c’étaient tous des agriculteurs, comme beaucoup de Français. Je trouve que l’homme a perdu son osmose avec les animaux, la nature. On a perdu beaucoup d’humanité à cause de ça. Je voudrais montrer un peu une France à la fois rurale, à la fois industrielle et à la fois de la marge, parce que la France, c’est aussi un esprit jacobin. Et ça, je le retrouve partout.
Quand on a démarré notre travail, je me suis dit : la France est un pays formidable, que j’aime, que je déteste aussi parce qu’il y a tout un tas de problèmes. Mais c’est un pays qui m’a éduqué, qui me soigne, qui est beau, qui est un musée, qui a une histoire, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas. Donc, je me dois de faire quelque chose de responsable, qui raconte la France avec, à la fois, le plus et le moins. Mais je dois un traitement qui soit égal pour tous.
C’est une forme de respect ?
Y. M. : Absolument ! La chambre 20 X 25, c’est le respect des gens que je photographie. D’abord, il y a l’approche, c’est-à-dire que tu ne fais pas une photo comme ça, tu réfléchis avec la personne, tu lui montres le résultat avec un appareil numérique. J’ai toujours fait des personnages à la chambre, j’en ai des kilomètres.
Dans tout ce que tu racontes, il y a une sorte de fil directeur, c’est le temps, le recul qu’on peut avoir par rapport à son travail, le recul du regard nécessaire… Finalement, c’est l’étape de la réflexion, chose qu’on n’a plus, peut-être, dans le numérique ?
Y. M. : Aujourd’hui, le grand problème des gens, c’est qu’on est dans l’immédiateté : ils ne savent pas d’où ils viennent, ils ne savent pas où ils vont. Le problème du siècle, c’est ça. Plus de religion, plus de famille, plus de patrie. Il n’y a pas d’avant, il n’y a pas de futur, il n’y a pas de passé. On est dans un film de science-fiction actuellement, l’un des pires. J’ai commencé à lire de la SF tout petit, à partir de 15 ans, Philippe K. Dick, George Orwell ou même François Truffaut avec Fahrenheit 451, aujourd’hui, on est dedans !
C’est une perte de la mémoire, de la mémoire courte ? On est dans une société Alzheimer ?
Y. M. : Oui, tout à fait. C’est pour ça que ce qu’on a fait avec Éric, c’est quand même un état des lieux. J’ai un peu élaboré la théorie de notre travail sur les Français. J’ai beaucoup travaillé sur la révolution industrielle, la première, la deuxième. Je peux expliquer à peu près comment ça a commencé en Angleterre en 1740. Et donc je peux expliquer pourquoi on est en train de vivre une nouvelle révolution industrielle.
Le pôle, aujourd’hui, c’est la Chine plutôt que l’Amérique. C’est pour ça que les Américains sont assez agressifs, parce qu’ils sont en train de perdre le leadership. L’individu va être complètement désindividualisé, rouage d’une machine comme l’ont été les Européens au moment de la révolution industrielle, avec des conflits d’intérêts Chine-États-Unis qui peuvent se traduire par des guerres très violentes.
Les progrès techniques sont déterminés par deux choses, soit l’économie, soit les guerres. Aujourd’hui, on vit une transformation totale de l’économie, une dématérialisation du travail. C’est la fin du travail, un robot fera mieux que moi, il se trompera certainement moins et en plus il ne fera pas grève. Les gens qui gouvernent le monde pensent à ça. Ils se disent : “Comment va-t-on va faire la transition ? Comment va-t-on éliminer 2 ou 3 milliards d’humains ?” Alors, il y a le revenu universel, il y a tout un tas de trucs où les gens vont se retrouver avec 300 balles devant la télé, une bière, des chips aux pesticides avec un cancer à 30 ans… Quelque part, ils seront éliminés très rapidement par d’autres problèmes qu’on essaiera de résoudre, un peu comme à l’époque de la grande peste, problèmes que les grands de ce monde n’auront pas parce qu’ils auront des légumes frais et des choses comme ça. Donc, on va vers ça, on est justement à ce moment de rupture.
Si j’ai bien compris, c’est donc important pour toi de témoigner de ce moment ?
Y. M. : Oui, avant de s’effacer, témoigner d’un monde qui va disparaître, un peu comme l’a fait August Sander avec Hommes du XIXe siècle. Le travail passionnant d’enquête, c’est justement d’aller trouver les gens qui ont des choses à dire, qui font des choses et qu’on ne médiatise pas.
Avec Éric, on est complémentaires parce que lui, il est un peu middle class, et que moi, j’aime les extrêmes, les très riches et les très pauvres. Je trouve que celles deux sont des gens très malheureux qui ont raté quelque chose.
Cette complémentarité dans vos travaux permet de couvrir un éventail le plus large possible de ce qu’est la société française aujourd’hui ?
Y. M. : Oui, on a essayé de faire ça pour le mieux. Pour ma part, j’ai fait un très gros travail d’enquête. Avant de photographier, j’y passe beaucoup de temps, ça peut être plusieurs mois. Je veux les bonnes personnes.
Parlons finances, vous disposez d’un budget suffisant ?
Y. M. : Oui, c’est un gros budget. Je ne veux pas te dire les sommes parce que tu sais que c’est toujours un peu problématique. Le problème, c’est que pour le moment, on ne gagne rien et que ça coûte très cher. Donc, l’argent qu’on nous a donné, il sert uniquement à produire, nous, on ne s’est pas encore payés et ça pose problème. Moi, je suis en panne, je n’ai plus d’argent. On se bat contre le temps, on essaie de récupérer un maximum et de faire pour le mieux. Éric dit un truc qui, moi, ne me plaît pas, je peux te le dire parce qu’à chaque fois on a ce débat. Il dit : “On fait un truc pérenne pour les temps futurs.” A quoi je réponds : “Faisons notre boulot pour le mieux, après on verra. Ce n’est pas nous qui allons juger.”
Note
*Lord Snowdon. Après son mariage en 1960 avec la princesse Margaret, sœur de la reine Elisabeth II, Antony Armstrong-Jones est anobli, devenant comte de Snowdon. Il se spécialise alors, entre autres, dans la photographie de la famille royale et de personnalités.
- Bastien Ohier
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