Il est très rare que le décès, hors terrains de guerre, d’un photojournaliste suscite une telle émotion dans une profession qui, de près ou de loin, côtoie la mort quotidiennement ! Depuis l’apparition samedi 21 septembre 2024 de l’annonce de son décès à Créteil, les réseaux sociaux débordent d’un flot de larmes. Vraies tristesses et « larmes de crocodile » se mêlent pour reconnaître – enfin ? – le grand talent de Yan Morvan.
« La route de l’excès mène au palais de la sagesse » William Blake [1]
Des talents, des qualités et des défauts, Yan Morvan en avait à foison plus que tout le monde. A commencer par ceci :
« Il ne se laisse griser par rien, lui, jamais. Il s’impatiente toujours, mais il ne se trouble pas. Extérieur à tout, tout le temps. »
C’est son père qu’il décrit ainsi au Grand Prix de Monaco le 10 mai 1967, où il essaie de photographier Graham Hill avec son Instamatic ; mais ça lui ressemble tellement !
Il est né à Paris le 4 avril 1954 d’une histoire d’amour entre un fils de la bonne bourgeoisie bretonne de Lorient et une belle jeune femme qui aimait se faire bronzer sur les plages d’Antibes où elle se rendait en Renault Floride décapotable blanche. Encore les voitures. Elles compteront beaucoup dans la vie de Yan.
Les parents se marient. Monsieur reconnait les deux enfants de Madame, Yan et Michel son demi-frère ainé de 15 ans. Les parents divorcent rapidement après le mariage mais resteront en contact. Lui, le père dont on sait peu de chose, industriel gèrera entre autres une usine « Les frigorifiques du Littoral » avant de se tourner vers l’immobilier sur la Côte d’Azur. A vrai dire, Yan ne parlait pas de sa famille avec laquelle il semblait avoir des relations compliquées ; mais, qui n’en n’a pas ? La cérémonie au Père-Lachaine, jeudi 26 septembre s’est déroulée dans la plus stricte intimité familiale.
Après Antibes, sa mère et lui habite à Nice puis retour à Paris. Yan fréquente la fac de Vincennes haut lieu du gauchisme des années 70. A dix-neuf ans, son pote Richard Goldfarb l’amène à Fotolib (Lire). J’y suis alors « chef des infos » et je l’accueille un peu fraichement. A peine fondée, la première agence de photo de Libé est déjà en crise ! C’est la lutte entre les « pros » et les « militants » et, voilà que déboule un blouson noir avec un pauvre boîtier et un pauvre 50mm … Il ne restera que trois mois ! Il rencontre alors Jean-Paul Chaussé, photographe cofondateur de l’agence Norma.
« Agencier pour Norma ? Pourquoi pas ? » m’a-t-il dit. Les autres actionnaires étaient Jean-François David, Ulf Andersen et Christian Fauchard. Si Chaussé était d’accord, ils n’étaient pas contre. »
Dans l’après mai 68, tous les jeunes apprentis photographes passaient de « petite agence » en petite agence » en espérant se faire remarquer d’une des trois « grandes », les Gamma, Sipa, Sygma.
« Norma ou le pied à l’étrier. J’ai commencé à publier grâce à eux. Dans Libé, France Soir et Le Nouvel Obs. Mais cela pouvait être aussi dans des petits canards, comme Spéciale Dernière ou Détective. Tout était bon à prendre. » in Reporter de guerres un récit d’Aurélie Taupin
C’est l’époque de la guerre en Irlande du Nord, et pour notre génération de babyboomers, la première bande sur le terrain. Chaque conflit, crée ses bandes de reporters (Indochine, Algérie, Vietnam, Sarajevo, Tchétchénie etc.) et celle de l’Irlande restera en lien jusqu’à nos jours. C’est Patrick Frilet alors photographe de l’agence Sipa qui accueille Yan Morvan le prend sous sa coupe avec Sorj Chalendon alors à Libé. Yan ne parlait pas trois mots d’anglais et était un peu largué, mais il en fera, bien plus tard, quand même un bouquin. Patrick Frilet avec qui, il fondera une école de photojournalisme est effondré de chagrin. Tout comme les innombrables stagiaires dont il fut le mentor.
Des marginaux, du gauchisme aux assignments de Newsweek
Arrivent les années fric du photojournalisme, les années 80. Göksin Sipahioğlu flaire le talent de Morvan. Le voilà dans une des « grandes », ou chaque fin de semaine, sous un prétexte ou un autre les photographes font la fête. Une jolie salariée de l’agence lui fait du gringue, mais Yan qui vient d’entrer dans la place, hésite. Le lendemain Göksin lui dit : « Je n’aime pas les pédés. » La semaine suivante, nouvelle beuverie, rebelotte avec la dame ; mais cette fois – parait il – il s’exécute. Le lendemain Göksin lui dit : « Ah, tu n’es pas pédé ! Tu es des nôtres » et il l’embrassa. Incompréhensible pour la jeune génération, mais c’était comme ça avant « metoo » !
Tout comme, ce mot que Yan Morvan attribue à Michel Chicheportiche le « vendeur » de Sipa : « On n’est pas une agence de presse, on est les Pompes funèbres ! » Sous-entendu : dans tes photos il n’y a pas assez de cadavres… Ambiance. Pourtant à Beyrouth à cette époque, comme aujourd’hui, les cadavres, les blessés, femmes, enfants ne manquent pas.
Mais peu à peu, Yan Morvan s’éloigne de la presse, et du milieu photo-journalistique pour lequel il pouvait avoir des mots très durs. Cela lui vaudra quelques inimitiés, dont il faisait mine de « se foutre ». Mais est-ce si sûr ? L’incompréhension sur son travail des « Champs de batailles », une œuvre monumentale l’a plus atteinte malgré l’exposition de ce travail aux Rencontres d’Arles. Pourtant, c’est incontestablement le travail qui restera le plus longtemps dans l’histoire de la photographie. C’est l’œuvre d’un historien et d’un photographe réuni dans le même homme ! Et, n’oublions pas que « Champs de Batailles » est un livre qui arrive après d’autres genres d’ouvrage : « Gang » ou « Mondosex » !
En mars 2011, à l’initiative de Yan, le photographe de Rapho Michel Baret et moi, nous retrouvons dans la BMW de Morvan pour rendre visite à Stan Boiffin-Vivier en Normandie. Trois heures de route durant lesquelles Yan nous raconta la bataille de Leucres qu’il qualifiait de « mère des batailles ». Nous étions soufflés par sa connaissance de l’Histoire. La visite n’avait qu’un seul but : « remonter le moral de Stan », du Morvan tout craché. Un provocateur sentimental, un ami fidèle.
Un bizness man aussi ! Yan Morvan parlait souvent d’argent. L’argent pour lui était un outil de travail. Tout ce qu’il gagnait, il l’investissait dans de nouveaux reportages, dans de nouvelles publications, et dans un train de vie de « lord anarchiste ». Dans la provocation aussi, quant à Visa pour l’image, il vendait des tirages 100€ « à la sauvette, sous le manteau » m’avait-il dit, ajoutant « Il y a des jeunes qui ne peuvent pas se payer des photos en galerie. » C’était, aussi, un pied-de-nez à ses confrères !
Il avait le don également de soigner ses relations professionnelles. Dans les années 80, quand il roulait dans une grosse Mercedes 600, il ne manquait pas d’aller chercher au ministère Agnès de Gouvion Saint Cyr pour l’emmener déjeuner dans un restaurant du Bois de Boulogne. Elle sera une amie fidèle.
Autre fidélité amicale, celle avec Jean-Jacques Naudet depuis que ce dernier l’avait publié dans PHOTO, puis introduit à Paris Match. Avec Naudet, Yan a été de ses aventures à « La lettre de la photographie », puis au « Journal de la photographie » qui précéda « L’œil de la photographie ». En 2011, à Arles, nous étions ensemble dans l’équipe de Naudet. Un grand souvenir avec la projection des « peoples de la photo » que chaque jour Yan faisait.
A partir de 1987, il commence à travailler pour la rédactrice en chef photo Maureen Auriol, et c’est elle qui va à la fin de sa vie, le remettre en commande pour couvrir la guerre en Ukraine, du côté russe, puis du côté Ukrainien avant de l’envoyer avec Stephane Aubouard en Israël, le 8 octobre 2023. Ce sera son dernier grand reportage. D’Ukraine et d’Israël, « ma tournée d’adieu au news » m’avait-il confié après l’Ukraine. Pour L’œil de l’info, il a accepté d’enregistrer des podcasts sans langue de bois, comme d’habitude.
La mort de Yan, fait réfléchir toute la profession. Au-delà des émotions des uns et des autres, sa mort pose à chacun la question du rapport de chacun au photojournalisme qui a été le cœur de sa vie, ce pourquoi, il se battait chaque jour.
Yan Morvan voulait être un témoin de l’Histoire, et pour cela il a énormément publié, énormément raconté sa vie de reporter. Il savait que nous étions dans une « société du spectacle » et, il a patiemment mis sa vie en scène, soignant son look, usant de la provocation comme les mousquetaires de leurs épées. Un combattant !
Aujourd’hui, la profession tout entière réalise qu’il a fait une œuvre véritablement vraie et unique. La diversité des sujets traités et les moyens techniques utilisées font de lui un maitre d’un photojournalisme totalement indépendant et résolument politiquement incorrect. Pour Jean-François Leroy, « patron » de Visa pour l’image, lui aussi ancien jeune photographe de Sipa : « Son travail sur le Liban reste une leçon de photojournalisme. » Mais pas que…
Beaucoup de gens ne se rendaient pas compte à quel point Morvan comptait pour eux, dans leur vie, dans leur histoire et dans celle du photojournalisme ; c’est pourquoi l’émotion nous a tous gagné.
A ses enfants Colin, Balthazar, Marianne, François et à Christine, sa femme L’œil de l’info présentent de très sincères condoléances.
Note
[1] Citation de William Blake en exergue de « Yan Morvan Reporter de guerres » un récit d’Aurélie Taupin – Ed. La Martinière 2012
Dernière révision le 29 septembre 2024 à 6:00 pm GMT+0100 par la rédaction
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