Ça le démangeait de partir, alors il va enfin le faire et aller au Maroc à la rencontre des migrants qui tentent de rejoindre l’Europe en espérant que les attend là une vie meilleure que celle qu’ils ont quitté. Un rêve se réalise pour le photographe mais la réalité du terrain va se révéler bien plus compliquée qu’attendue.
Pour mon deuxième reportage à l’étranger, en octobre 2005, je pars pour le Maroc. Depuis plusieurs semaines des vagues de clandestins s’étaient lancées à l’assaut des grilles de Ceuta et Melilla. Des images impressionnantes, qui faisaient les Unes des journaux. Difficile de se décider à partir quand on n’a pas derrière soi une agence sérieuse et avec de bons financements pour réaliser les reportages de ses photographes. Toujours cette angoisse de partir trop tôt ou trop tard par rapport à l’actualité médiatique: trop tôt et aucun média ne s’intéresse à ton reportage, trop tard et tous les magazines ont déjà fait leur couverture sur le sujet. Un vrai challenge.
A l’époque je ne touchais toujours rien de l’agence après près d’un an de travail pour eux. Le peu que j’avais économisé de mon salaire à la Fnac fondait à vue d’oeil. L’agence me paye tout de même le billet d’avion pour Tanger. J’avais pris quelques informations auprès d’un photographe du quotidien Le Parisien qui revenait de reportage sur le sujet. Il m’explique comment retrouver l’un des camps des migrants perdus dans la forêt. C’est bien simple, me dit-il, « Tu prend un taxi en direction de Bel Younech. Au bout de deux heures, en vue de la forêt, tu empruntes le premier chemin qui part vers la droite. Tu ne pourras pas les louper. Facile ».
Dans l’avion qui tournoie au dessus de Tanger l’angoisse me prend à la gorge: je découvre du ciel une ville immense, à perte de vue. Je me sens tout petit, sans repère. Ma voisine elle semble tout aussi perdue que moi. On discute et elle m’avoue qu’elle quitte la France pour rejoindre son « fiancé » marocain qu’elle a rencontrée récemment en vacances sur les plages marocaines. Il lui a promis le grand amour. Elle a fini par décider de tout plaquer pour lui mais ne sait pas s’il sera présent à son arrivée à l’aéroport. Au fond d’elle même elle doute, c’est terrible. Pour moi le parallèle est terrible: mon reportage m’attend t’il également à l’arrivée?
Je prends le premier taxi et réalise que ma carte bancaire est bloquée, je ne peux plus retirer d’argent. Mes 50 euros en poche iront pour le chauffeur. Pour le reste on verra bien plus tard. A proximité du village de Bel Younech, je tente de repérer ce fameux chemin en question. Mais je ne vois qu’une forêt à perte de vue. Comment trouver une centaine de clandestins dans cette immensité? Je déprime. Au premier signe de ce qui ressemble à un sentier, je stoppe le taxi. Il me laisse là, des biscuits en poche, mon sac à dos et une volonté de fer malgré tout. Je m’enfonce dans les buissons. Au bout d’un moment j’aperçois une vague silhouette passer furtivement derrière un fourré. Je crois halluciner. Je crie. Je dis « journaliste » avec ce faible espoir de ne pas l’effrayer. Mais je ne suis même pas certain de ce que j’ai vu. Très rapidement je déboule sur une clairière où se tient une hutte de branchages et quelques hommes venus d’Afrique sub-saharienne. Les présentations faites, je sens que je ne suis pas le bienvenu pour tout le monde. Un homme s’énerve, il me hurle dessus en me menaçant. Quelques gars m’emmènent ailleurs et me rassurent. Je découvre alors une immense clairière et un véritable camp dressé. Des dizaines d’hommes me dévisagent. J’ai trouvé le camp de clandestins plus facilement que je ne l’aurais espéré! Après avoir discuté avec certains d’entre eux, je tente de faire discrètement des photos. L’ambiance est pesante, les photos peu appréciées.
Au bout de deux heures je comprends que je ne pourrais pas dormir dans le camp cette nuit. Je ressors de la forêt et décide de m’installer sur la colline qui fait face. Pas grand chose à me mettre sous la dent, le village est trop loin et surtout je suis arrivé en pleine période de Ramadan, tout est fermé durant la journée. Je me place sous un buisson car une pluie fine commence à tomber à mesure que la nuit s’installe. La température baisse radicalement, des 30 degrés de la journée on est passé à moins de 15°. Je grelotte durant la nuit, tente de me glisser vainement sous le minuscule buisson qui ne couvre pas la moitié de mon corps. Je protège surtout mon sac photo, mon bien le plus précieux avant même ma santé. La nuit fut éprouvante, je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit. Au petit matin je retourne au village acheter du riz, que j’avais promis aux réfugiés. Une manière de se faire accepter.
Je décide de me rendre ensuite du côté de Melilla, apparemment selon les dires de la radio, un groupe pourrait tenter de passer les grillages et barbelés qui séparent le Maroc de la partie espagnole. Je rejoins l’autre enclave et m’installe cette fois-ci dans un hôtel de la ville côté Maroc. J’ai retrouvé avec soulagement l’usage de ma carte bancaire, même si mon compte n’est guère rempli.
Le lendemain je m’enfonce dans les collines qui surplombent la mer. Des indices d’un ancien camp, sandales, traces de feux, cabanes, inscriptions, le tout abandonné. Cela fait bien plusieurs semaines que plus personne ne demeure ici. Nouvelle déception. Une fois de plus j’arrive totalement à la bourre. Je lis dans la presse locale du jour qu’un dernier convoi doit évacuer par charter un groupe de clandestins. Seul souci, le camp où ils sont parqués se situe à plus de mille kilomètres d’ici ! Et l’évacuation se fait demain! Je me précipite à la gare, trouve un train de nuit en partance pour Guelmim. Arrivé au petit matin, je me précipite sur le premier taxi qui me conduit directement au camp militaire. Un bus est garé devant. Je sors de la voiture, au moment même où les soldats sortent les clandestins pour les faire entrer dans le bus. Pas le temps de réfléchir, je vois qu’un confrère est sur place, j’entre dans le car en même temps que les exilés et me laisse enfermer. On démarre. A cinq minutes près tout cela me passait sous le nez et je serais venu pour rien!
Arrivé à l’aéroport, je suis étonné de la liberté de travailler. Clairement les autorités marocaines cherchent à montrer une autre image des évacuations violentes des dernières semaines. Personne ne me demande rien. Mon statut d’étranger, boitier à la main officialise ma présence. Je ne pense qu’à une chose: photographier au maximum car je sens que c’est exceptionnel. On monte dans l’avion, aucune question ne m’est posée, je n’en pose surtout aucune. Les quelques caméras marocaines et étrangères me font comprendre que je suis là où il fallait être. On nous fait descendre gentiment de l’avion, et du tarmac je vois l’avion prendre son envol. Retour à la case départ pour ces migrants sub-sahariens. Pour moi c’est l’instant où je réalise que j’ai traversé le pays pour trente minutes de photos. Absurdité de la situation. Je sors de là déphasé. Un sujet survolé, le sentiment encore une fois d’arriver trop tard, de mal faire les choses. Je n’ai déjà plus d’argent sur mon compte, mon agence me dit que le sujet ne se vendra pas. Je ne regrette rien, mais je rentre en France dépité.
(à suivre)
Les tirages des images présentées sont en vente en Fine Art, signé, en format 20×30 cm, au tarif de 180 euros au profit de mon chauffeur et ami haïtien Wood. Pour cela contactez-moi: fohlencorentin@gmail.com
- Corentin Fohlen
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