L’histoire est en train de s’écrire en Syrie, il faut donc être très prudent dans l ‘analyse qu’on peut faire à chaud de cet événement. Personne n’aurait pensé que cette dictature vieille de plus de 50 s’effondrerait aussi rapidement. Premières réflexions d’un observateur attentif du Moyen-Orient.
Ankara, dimanche 8 décembre 2025, correspondance de Bernard Delpuech
Ma première visite en Syrie remonte à 1997. J’étais parti sac à dos d’Alep et avais rejoint la Jordanie pour terminer à Aqaba en faisant du stop ou prenant le bus et parfois tout simplement à pied. D’Alep, j’avais rejoint Hama, où l’on m’avait montré au centre ville les maisons détruites (le second étage reconstruit était l’indice des bâtiments détruits) en 1983 par les avions d’Assad qui n’avait pas hésité a bombarder le centre-ville tombé aux mains de l’opposition religieuse, répression qui avait couté les vie à 20 ou 30 000 personnes. On me parlait à mots très couverts, et toujours à l’intérieur des domiciles où l’on m’invitait souvent à prendre un thé, de la terrible prison du nord de Damas où croupissaient alors des milliers d’opposants politiques exposés aux pires des tortures.
Le fait d’être français me valait un surcroît d’hospitalité (un art de vivre très partagé par les populations du Moyen Orient) en raison de l’algarade ayant opposé en octobre 96 à Jérusalem Jacques Chirac aux forces de sécurité israéliennes. On vivait alors les premières heures d’internet et des réseaux dits sociaux: la séquence avait été comme on dit aujourd’hui « virale » dans tout le monde arabe. Aussi, presque à chacune de mes rencontres avec des syriens de toutes conditions, dès que mon identité française était connue, un pouce se levait, un large sourire illuminait le regard et l’expression tout aussitôt fusait: « Chirac very good,!!!very good Chirac!!! ». Cette grande méfiance et prudence des syriens que je rencontrais vis à vis de toute prise de position à caractère politique et susceptible d’être interprétée comme un signe d’opposition au régime était compréhensible car elle pouvait avoir pour eux des conséquences terribles tellement le réseau des mouchards était étendu.
Je retrouverai plus tard une situation identique à Bagdad sous la dictature de Saddam Hussein où lors de mes visites je devais inviter mes interlocuteurs irakiens dans de bruyants restaurants longeant le Tigre pour éloigner le risque de micros espions et pouvoir entendre quelques confessions pas très à l’honneur du dictateur local dont on ne prononçait jamais le nom (on disait « celui que vous savez »). Ces deux dictatures baathistes ont pu incarner à leur départ dans les années 50 , aux yeux des populations du Moyen Orient, avec le nassérisme, un idéal laïc et démocratique. Le fait que très rapidement le baathisme et le nasserisme aient viré à la dictature est un des facteurs explicatifs du renouveau islamiste au Moyen Orient après la révolution Khomeiniste de 1979. On va fermer là cette courte parenthèse historique pour revenir à l’actualité.
On ne peut se poser que la question
Comment cette chute a-t-elle pu se produire aussi rapidement ?
Vu d’Ankara, peut être influencé par le climat local, on aurait tendance à voir les choses de la façon suivante. S’il fallait départager les acteurs régionaux entre gagnants et perdants, on placerait à l’instant T la Turquie dans le camp des gagnants. Ankara a essayé ces derniers mois de reprendre langue avec le régime syrien après avoir facilité / soutenu lors du soulèvement de 2011 et les années qui suivirent les partis islamistes et voulu donc renverser le régime syrien. La Turquie était intéressée depuis plusieurs mois à renouer le dialogue avec Bachar el Assad pour :
- définir les modalités d’un retour de près des 4 millions de syriens qu’elle héberge sur son sol depuis plusieurs années
- régler à son avantage la question Kurde et se débarrasser des partis kurdes définis par Ankara comme des partis « terroristes » (le PKK et le YPG dans le nord est syrien).
Le leader du parti nationaliste turc (un des alliés d’Erdogan) , Devlet Bahceli, a pu dire il y a quelques semaines, qu’il fallait se débarrasser une fois pour toutes de la « vermine kurde ». Ambiance. N’obtenant aucun retour de Bachar El Assad à ces propositions de négociation, Ankara a perdu patience et commencé à activer les réseaux qu’elle contrôle dans l’opposition syrienne, notamment l’Armée Nationale Syrienne (ANS) qui furent les premiers à sortir de la région d’Idlib dans l’ouest de la Syrie qui servait de poche de refuge à tous les groupes d’opposants syriens et à se diriger vers Alep. La région d’Idlib est frontalière avec la Turquie et partiellement sous son contrôle.
Il est donc quasiment assuré que tout mouvement partant d’Idlib n’a pu se faire qu’avec le consentement d’Ankara. Agissant ainsi, les autorités Turques voulaient -elles
- simplement faire pression sur Damas pour pousser le régime à ouvrir une négociation, notamment sur la création d’une zone tampon au nord de la Syrie d’une trentaine de kms de profondeur, où les autorités turques souhaitaient pouvoir rapatrier les syriens vivant sur son territoire, ou
- avaient elles l’intention d’exercer une pression suffisamment forte allant jusqu’au changement de régime à Damas ?
L’histoire le dira. Il faudra suivre dans les semaines / mois qui viennent les agissements d’Ankara dans le nord de la Syrie, tout particulièrement dans le nord est Kurde.
Mis à part la pression turque, la chute brutale du régime de Bachar el Assad démontre surtout la fragilité propre à toute dictature. Celle de Bachar donnait l’impression d’un régime solide du fait de la terreur exercée sur sa population. J’écoutais ce matin Bertrand Badie sur France Inter expliquer qu’il n’y avait plus en fait de véritable Etat institutionnel en Syrie, sinon un Etat failli, sans plus aucun relai solide dans la société. Il a suffi que ce régime perde ses soutiens extérieurs pour qu’il finisse par s’effondrer en quelques jours. Et c’est bien ce qui s’est produit ces derniers mois.
L’assaut suicide (suicide du fait du déséquilibre extrême des forces militaires en présence) du Hamas sur Israel le 7 octobre servant d’élément initiateur d’un effondrement systémique. Dans les mois qui suivirent, l’un des principaux soutiens du régime syrien, le Hezbollah libanais, du fait de s’être engagé aux cotés du Hamas dans un bras de fer fortement asymétrique avec Israël, fut lui aussi placé au bord d’un effondrement militaire ou du moins fortement réduit dans ses capacités de nuisance et donc politiquement très affaibli.
Les troupes dont il disposait sur le sol syrien sont aujourd’hui rapatriées en toute vitesse sur le sol libanais pour déjà sauver leur peau et sauvegarder une influence locale fortement amoindrie. Les Iraniens ont vu leur dispositif en Syrie (dépôts d’armes, garnisons) systématiquement ciblés par de nombreuses frappes Israéliennes et partiellement détruits ces derniers mois sans que cela entraîne de la part de Teheran d’insupportables représailles pour Israël. Juste le minimum pour éviter de perdre la face.
Quant aux russes qui ont sur le territoire syriens une base navale à Tartous (près de Lattaquié), leurs bombardements récents sur certaines positions de l’opposition syrienne ne pouvaient avoir aucune efficace militaire si par ailleurs l’armée syrienne refusait le combat. Fortement occupée en Ukraine où elle aurait déjà perdu des centaines de milliers d’hommes, la Russie ne pouvait / voulait faire guère plus pour soutenir son ami Bachar. Hezbollah, Iran, Russie ressortent donc provisoirement comme les grands perdants de l’effondrement du régime syrien.
Tout le contraire pour Israël
L’attaque suicide du Hamas le 7 octobre aura donné au gouvernement Netanyahu qui dépend pour sa survie à la Knesset des partis sioniste religieux annexionnistes un prétexte inespéré pour régler son compte militaire au Hamas, quoiqu’il en coute à la population civile palestinienne totalement dévastée après 14 mois d’intenses bombardements. Cela vaudra à Israël une condamnation pour crime de guerre ou même de génocide si l’on en croit le dernier rapport d’Amnesty International ou les indications de la Cour Internationale de Justice qui pointent les risques de génocide. Cela ne pourra être établi qu’après un long processus juridique qui pourrait prendre plusieurs années.
En attendant, les Palestiniens auront eu à souffrir sur le terrain non plus d’une annexion rampante comme celle mise systématiquement en application depuis 1967 mais d’une annexion violente et à grande échelle comme celle en cours depuis le 7 octobre à Gaza et en Cisjordanie. Dans cette dernière, les faits accomplis (annexions de terre, mise à l’arrêt de l’économie palestinienne, démolitions, constructions d’infrastructures routières, poursuite de la colonisation de peuplement à grande échelle, violences contre les villages palestiniens de la part de colons impunis avec près d’un millier de morts depuis le 7 octobre et plusieurs milliers de détenus politiques, détentions administratives sans jugement qui peuvent se prolonger indéfiniment) sont destinés à
- rendre la situation suffisamment invivable pour les palestiniens pour que ces derniers finissent par se résoudre à une nouvelle Nakba (catastrophe en référence à l’exode de 1948) ou
- se soumettent à une vie de citoyen de seconde zone dans un Etat juif et
- rendre pour le coup définitivement caduque la possibilité d’un Etat palestinien.
Cette option radicale poursuivie par les annexionnistes du gouvernement Netanyahu peut avoir aussi un prix très élevé: un soulèvement du désespoir en Cisjordanie qui ferait entrer Israël dans un cycle de répression similaire à celui appliqué à Gaza. Dans ce cas de figure, une instabilité syrienne qui pourrait résulter de la chute du régime de Bachar el Assad et la mise en place d’une régime islamiste pourrait avoir des effets difficilement contrôlables pour Israel avec potentiellement des répercussions sur le régime fragile du fait de son assise étroite du roi Hussein en Jordanie.
A moins d’ouvrir le journal Horoscope, nul ne sait ce qui va donc bien pouvoir sortir du trou noir syrien actuel. Le pays est provisoirement coupé en 3 zones territoriales :
- l’axe nord-sud Alep, Damas, Daara aux mains de l’opposition qu’on qualifiera d’islamiste
- le nord est aux mains des partis d’opposition kurde sous la surveillance de la Turquie
- la région de Lattaquié à majorité alalouite, une population proche de la dynastie Assad, région dans laquelle les russes disposent d’une base militaire / navale à Tartous.
L’heure est pour l’instant et de façon fort compréhensible à la célébration de la chute du tyran. L’échiquier fort instable de la région peut raisonnablement nourrir les craintes d’une glissade progressive vers des scénarios qui très rapidement pourraient virer au cauchemar.
Que va devenir le Liban?
Comment l’Irak (majoritairement chiite) va t’il réagir à une possible victoire des factions sunnites syriennes ? La Turquie va-t-elle vouloir profiter de l’effet d’aubaine pour frapper les organisations kurdes du nord-est syrien ? La Russie va-t-elle vouloir conserver quoiqu’il en coûte sa base de Tartous ou rapatrier ses forces sur le front ukrainien ? Quelles seraient les conséquences de l’installation à Damas d’un régime islamiste (même dit « modéré ») sur les équilibres très fragiles du royaume jordanien ou 60/70% de la population est palestinienne. Quelles pourraient être les répercussions d’un régime islamiste à Damas sur le Golan annexé par Israël ?
Les frontières du Moyen Orient dessinées par l’ordre colonial franco-britannique (accords Sukes-Picot) résistent-elles à ce coup de grisou au Levant ? Beaucoup de questions qui ne font que renforcer ce que Winston Churchill disait du Moyen-Orient : « Si quelqu’un vous explique à son sujet quelque chose et que vous compreniez, c’est qu’il vous a mal expliqué ».
Dernière révision le 19 décembre 2024 à 6:35 pm GMT+0100 par la rédaction