Je pénètre au coeur de l’hôpital général de Port-au-Prince et découvre la morgue en plein air. Une scène d’horreur alors que je suis arrivé en Haïti au lendemain du séisme du 12 janvier 2010. Sous un soleil accablant, des dizaines de corps gonflés s’entassent.
La chair des cadavres prend des teintes violacées, les noirs virent vers le rouge. On croirait voir de la chair grillée tellement la peau est boursouflée et dégradée. C’est violent, je découvre un aspect de la mort que je ne connaissais pas. Je rationalise, surtout ne pas se laisser impressionner par le visage superficiel de la mort.
Je suis là pour photographier et montrer à quel point le pays est débordé par la gestion de la catastrophe. L’horreur permet au message de passer plus efficacement. Du moins je m’en convaincs. Du moins il le faut pour justifier ma présence. J’entre dans le bâtiment de la morgue, attiré par l’idée obsessionnelle de trouver l’image qui fera la différence.
Je pénètre dans le couloir aux mu Si je photographie, c’est que ma présence ici a un sens, un rôle, et mon appareil une fonction.rs défraichis. Au sol un cadavre seul, puis deux autres. Des enfants. Ils sont là seuls. Je découvre le visage émacié de l’un d’eux. Huit ans peut-être. Des mouches sont posées sur sa bouche, ses yeux, ses oreilles. Moi je suis juste fasciné par la scène. Je tente de faire un cadrage qui ne montre pas l’horreur mais embellit la scène. Les couleurs, la cadre, la composition… Je reste obsédé par le rendu de ma photo. C’est le seul moyen de ne pas me perdre dans le regard vide de ce gamin et dans l’abject de la situation. Je suis là pour ça.
Je continue et visite la salle suivante. Apparemment une salle d’autopsie mais tout aussi crade et décatie que le reste des lieux. Au milieu une table d’opération. Une femme trône allongée dessus. Le bide et les seins à l’air, un sac blanc immaculé la recouvre à moitié. La scène est digne d’un film d’horreur, je suis pétrifié. Pourquoi est-elle laissée seule ici ? Je ressors. Non sans avoir fait une photo. Juste pour ne pas avoir cette impression de pratiquer un voyeurisme inapproprié. Si je photographie, c’est que ma présence ici a un sens, un rôle, et mon appareil une fonction. Je me persuade, je ne suis pourtant pas convaincu et tente dans mon esprit de trouver les arguments pour. Je sors dans la cour où un homme seul transporte les morts à main nue.
Je finis par retrouver la journaliste qui s’est éloignée et semble sous le choc. La vision morbide pétrifie ceux qui sont incapables de se cacher derrière l’objectif. Mon appareil photo lui transforme l’indicible en un langage acceptable. Je n’y pense déjà plus. Ou ne veut plus y penser.
A quoi bon. Partons ! La mort rode partout dans la ville. L’odeur surtout. Parfois des décombres sort une jambe, ou une main inerte. Je discute avec un homme effondré qui me demande de photographier le pied de sa soeur qui surgit d’une dalle de béton. Il m’explique que l’assurance en aura surement besoin. Je m’exécute même si cela me parait absurde et dérisoire pour un pays comme Haïti. Mes premiers pas dans ce pays seront sous le signe de la mort. Depuis je voyage chaque année dans l’île pour y célébrer la vie.
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20 ans de photographie
et le site du photographe : https://www.corentinfohlen.com/
Les tirages des images présentées sont en vente en Fine Art, signé, en format 20×30 cm, au tarif de 180 euros au profit de mon chauffeur et ami haïtien Wood. Pour cela contacter : fohlencorentin@gmail.com
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