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En feuilletant un vieil album de famille, Serge Tisseron s’étonne de ne pas y trouver une photographie dont il garde pourtant un souvenir précis. Il la dessine, puis la recrée avec l’aide de l’IA.
Quelques semaines plus tard, la découverte fortuite de l’original révèle une image différente! C’est le propos d’un livre qui raconte une enquête quasiment policière sur le fonctionnement de la mémoire, mais aussi sur le pouvoir qu’auront bientôt les IA de rendre visibles nos souvenirs les plus intimes dans des « photographies » bien réelles.
Comme quoi chercher un vieux rideau de perles dans un placard peut vous amener bien loin. Serge Tisseron,l‘auteur, raconte qu’en faisant cette recherche il retrouve un vieil album de photos noir et blanc réalisé par son père mais oublié depuis longtemps.
Au fil des pages il redécouvre des images de vacances et lui revient brusquement en mémoire celle où enfant il jouait aux cow-boys et aux indiens avec son frère ainé. Mais mystère, il ne retrouve pas cette image dans l’album. Existe-t-elle vraiment ou bien l’a-t’il simplement imaginée ?
Tisseron décide alors de la dessiner pour en recréer une trace tout en sollicitant sa famille pour la retrouver mais sans succès. L’homme est un esprit curieux et il lui vient une idée un peu folle qui consiste à recréer cette image manquante grâce à l’intelligence artificielle. Les différentes tentatives sont, pour le moins, décevantes et l’auteur est proche d’abandonner quand une rencontre avec le duo Lucie de Barbuat et Simon Brodbec va relancer la quête. Ces artistes ont réalisé, avec beaucoup de talent, la série « Une histoire parallèle » où ils ont recrée grâce à l’IA des oeuvres iconiques de l’histoire de la photographie.
Ils acceptent de collaborer pour fabriquer cette image mentale dont seul subsiste le souvenir. Bien que le résultat obtenu soit plus convaincant, Tisseron est saisi d’un doute. Et si cette image fabriquée se substituait à ce qu’il a en mémoire? Mais rebondissement, la fille du narrateur finit par remettre la main sur la fameuse photographie jusque là introuvable! Et là, surprise, ça ne colle pas avec le souvenir et donc le dessin associé. S’ensuit un long et édifiant développement où sont convoqués Freud, la mémoire de l’enfance, les robots à apparence humaine, le psychanalyste chilien Ignacio Matte Blanco, la figure paternelle, le chat de Schrödinger, le film de John Ford « L’homme qui tua Liberty Valance », l’invention du daguerréotype et la photographie familiale comme fabrique de mythologie partagée.
Est aussi abordée la question problématique de l’IA.
« Avant l’IA, chaque photographie était construite au carrefour de trois séries de paramètres : le fragment de réalité qui s’est trouvé devant l’objectif et qui constitue le «sujet » de l’image ; les choix de ceux qui l’ont fabriquée ou commanditée, et le regard de chaque spectateur fortement influencé par son vécu personnel et les informations dont il dispose. Mais aujourd’hui, avec l’IA, nous devons prendre en compte deux nouveaux paramètres. Le premier réside dans les données que l’IA exploite et assemble, à commencer par la reproduction non autorisée des oeuvres des créateurs. Le second concerne les algorithmes qui président à la réunion des différentes pièces du puzzle et proposent des produits prêts à la consommation. Non seulement ils sont le plus souvent opaques, mais les entreprises qui les fabriquent, principalement OpenAI, Google et Microsoft, risquent de drainer bientôt vers elles une grande part des bénéfices générés par le secteur culturel. »
Cela se poursuit avec un long et fort intéressant développement sur les quatre âges successifs de la photographie au gré des évolutions techniques et de celles du regard porté sur leurs productions modelant notre imaginaire et transformant notre rapport à la réalité. Les débuts argentiques, la démocratisation de la pratique, le numérique et le selfie et enfin les IA génératives et le réel artificiel, quatre étapes pour comprendre comment les imaginaires qui portent aujourd’hui l’intelligence artificielle ne font que relayer ceux qui ont toujours porté la photographie.
C’est très érudit sans être indigeste, ça se lit avec beaucoup d’intérêt et il faut se laisser porter par le discours pour en savourer tout l’à propos et la richesse de l’analyse. Le livre ouvre de nombreuses et nécessaires pistes de réflexion à un moment où, la technologie bousculant notre compréhension du réel et offrant autant d’opportunités qu’elle présente de dangers, il est grand temps de réfléchir à toutes les conséquences que cela aura sur nos vies.
Un article à propos de l’exposition « Une histoire parallèle » de Lucie de Barbuat et Simon Brodbec
- Alys Thomas
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