Le 1er janvier 1955 à 7 h du matin Europe n° 1 se manifestait sur les ondes… Son anniversaire ne passe pas inaperçu. Deux pages entières dans Le Figaro Littéraire et trois colonnes dans Le Monde analysent le succès du poste de la rue François 1er, révélation de la décennie au même titre que Brigitte Bardot, la nouvelle vague, les Beatles et le général de Gaulle qu’il a vu arriver au pouvoir.
Né sous Mendès-France au début de la guerre d’Algérie Europe n° 1 a vécu les ultimes heures de la IVème République, digéré ses cinq derniers présidents du conseil avant de découvrir Michel Debré et Georges Pompidou les premiers ministres de la Vème République.
Clic ! Clac ! L’Echo de la Mode fait poser l’équipe d’Europe n°1 au grand complet. Photo de famille historique dans laquelle figure, bien sûr – l’Etat-major de la station. Sept directions sous les ordres de Maurice Siegel ; Jean Gorini et Claude Terrien (l’information), Lucien Morisse assisté de Jean Serge, Jean Peigné et Claude Agnely (les programmes), Jacques Petit et François Praquin (la technique), Monique Lehman (l’administration).
Le style Europe n° 1
« En dix ans Europe n°1 a réinventé la radio » affirme Le Figaro Littéraire et Marcelle Michel détaille dans Le Monde la prodigieuse réussite de la station due d’abord à Louis Merlin qui impose un « ton désinvolte », une publicité « en douceur », des meneurs de jeu décontractés. Bref, ce qui est rapidement devenue « le style Europe n°1 ».
Avec toujours la passion d’innover et la soif de découvrir qui ne limite pas l’antenne à la diffusion des chanteurs en vogue mais s’oblige à susciter les talents, les fabriquant même… Bien des vedettes ont été « faites » par Europe n°1 de Dalida aux Iddes, reconnaît Le Monde qui salue également le journal parlé de la station et ses reportages multiples grâce auxquels la radio fut là dans toutes les circonstances dramatiques, notamment pendant la guerre d’Algérie. Europe n°1 accentue encore sa popularité, continue Marcelle Michel, observatrice attentive, en associant son public à des opérations spectaculaires, telles que les célèbres « Vous êtes formidables… »
De son côté, Dominique Jamet dans Le Figaro Littéraire remarque : « Après dix ans, Europe n°1 porte bien haut son pavillon sur lequel est inscrit une devise (…) : l’honneur de plaire. Il faudrait y ajouter le plaisir d’être imité ». Hélas… Europe n°1 copié par les autres stations donne depuis quelques temps l’impression de manquer le pas, note aussi Le Monde. On a vu l’ORTF et Radio-Luxembourg se lancer à la conquête des jeunes et surenchérir dans le style yé-yé.
France-Inter a repris à son compte, en matinée, la formule américaine. » Le journal parlé d’Europe n°1 a fait école et l’actuelle léthargie de notre vie politique ne favorise pas les exploits dans ce domaine. »
A Europe n°1, même l’heure est à l’autocritique et à la rélflexion :
« Ce qui était bon il y a dix ans serait insupportable aujourd’hui dit Lucien Morisse au Figaro Littéraire. Un de nos piliers des débuts, Maurice Gardett arrivait en retard, tout essoufflé, au micro, il demandait un sandwich. Ce débraillé n’est plus possible, il était révolutionnaire.
Maintenant, il faut l’avouer, la radio en tant qu’art n’a pas d’avenir. Tout a été tué – dramatiques, récits, évocations, émissions didactiques, concours – par la télévision. Aujourd’hui notre rôle ne consiste plus, le soir au moins, qu’à apporter des nouvelles et un fond sonore à domicile. »
20 millions de postes de radio contre
6 millions de télévisions
Bonanza, le Dallas de 1965, accapare les auditeurs de plus en plus nombreux devant leurs télévisions, riant avec M. Ed, le cheval qui parle, séduit par « Les Saintes chéries », ou « Belle et Sébastien », ils s’amusent avec « Interneiges » qui a remplacé « Intervilles ». La télévision impose également des émissions de qualité, toujours « Cinq Colonnes à la une », « Age tendre et tête de bois », mais aussi le nouveau magazine « 16 millions de jeunes » d’André Harris (une vieille connaissance d’Europe n°1) et Sédouy, « Pour le plaisir » de Roger Stéphane, et bientôt « Dim Dam Dom » qui va renouveler l’écriture télévisuelle.
La dernière statistique connue recense vingt millions de postes de radio contre six millions de récepteurs de télévisions mais l’ORTF a deux chaînes et bientôt la couleur, Louis Merlin rêve toujours à une télé Europe n°1. A Télérama qui l’interroge, Merlin affirme : » Une télé-Europe n°1, obéira à deux règles précises : primauté donnée à l’information en images, nécessité du ton cordial qui n’existe nulle part ailleurs. Des informations seront données toutes les heures, sous forme de flash, avec évidemment des journaux plus complets à certaines heures comme à Europe n°1. L’impératif premier sera d’informer avec l’image, même avec de mauvaises photos. Car j’estime qu’une photo même floue, même très mauvaise a plus de force et plus de valeur qu’une phrase aussi claire et précise soit-elle. »
La télévision va prendre encore plus d’importance en décembre 1965 avec la décision d’ouvrir le petit écran aux candidats à l’élection présidentielle. C’est la première fois que les français vont élire leur président au suffrage universel, et en attendant cette confrontation inédite qui excite toute la classe politique, les élections municipales qui se préparent servent de test national. Les gaullistes ont concocté un système pour torpiller les chances de l’opposition : listes bloquées dans les villes de plus de trente mille habitants.
Finis les panachages sans fin qui permettent toutes les alliances. Gaston Defferre, le Monsieur X de L’Express, candidat socialiste à la présidence de la République est le premier visé à Marseille où la bataille fait rage. La SFIO et le Parti Communiste ont signé un accord pour la Seine et son département. Au micro d’Europe n°1 Waldeck Rochet, le secrétaire général du PC dénonce dans sa langue de bois habituelle les accords conclus par Gaston Defferre avec les modérés à Marseille. Ca donne ceci :
« Malheureusement, dans d’asssez nombreux endroits nous assistons à des coalitions entre socialistes, indépendants MRP, comme à Marseille où Gaston Defferre est en train de réaliser un accord général avec le centre national des indépendants. Il est à peine besoin de dire que nous désapprouvons de tels accords, car nous ne pensons pas que c’est par des alliances sans principes avec les partis de droite et les forces du passé que l’on peut mettre fin au régime de pouvoir personnel et établir une démocratie véritable. »
Europe n°1 pendant toutes ces municipales – très politiques – multiplie les débats contradictoires. Guy Claisse fait un véritable tour de France, parcourant une quinzaine de villes. A Lyon, l’opposition entre Herzog qui monte à l’assaut du maire sortant Pradelle considéré comme une véritable institution locale fait quelques étincelles. A Rennes aussi ça chauffe assez de même qu’à Bordeaux bien que le tombeur de Chaban en sa mairie ne soit pas encore né… A Lille, c’est une coalition socialo-centriste qui se lance dans la bataille contre l’UNR. Pour la première fois dans des élections locales prédomine l’opposition droite-gauche.
La guerre des ondes entre stations périphériques passe par cette campagne des municipales mais aussi par le monde du Show-biz… Un radio-crochet de Luxembourg a révélé la nouvelle idole des belges, le chanteur Salvatore Adamo mais c’est un « Musicorama » d’Europe n°1 qui va en faire une vedette. L’interview de Brigitte Bardot par Jacques Ourévitch a été un succès sans précédent pour Europe n°1. Radio-Luxembourg contre-attaque. Et cette fois c’est sur sa fréquence que BB parle dix minutes chaque jour pendant douze semaines interviewé par Paul Giannoli.
Elections municipales : PCF contre SFIO
Wiston Churchill, le vieux lion anglais meurt. Tempête dans les médias. Dominique Jamet qui enquête pour Le Figaro Littéraire sur Europe n°1 est justement ce jour-là, rue François 1er, où il voit en cinq minutes tout le programme du samedi matin bouleversé. Devant lui Maurice Siegel de sa voix nasillarde donne la marche à suivre :
« Biraud jusqu’à 10 heures. A partir de 10 heures, musique ad hoc. A 10 h 45 reportage en direct. On enchaîne sur « Europe-midi ». Suite du reportage. Le feuilleton « Hélène et son destin » saute, ainsi que la publicité, sauf les pages prévues dans le journal ! »
Jamet, bien sûr, qui passe toute la journée à Europe n°1, suit également « Europe-midi ». Il arrive en même temps que les vingt invités qui , comme chaque jour, sont conviés à s’exprimer, à questionner et à donner leur avis… Timidité ? Satisfaction ? remarque Jamet, ils n’en usent guère (ce jour-là). Il y a des deux, ajoute-t-il, et aussi un peu d’ahurissement, de la difficulté à suivre le rythme. Comme toute « improvisation » qui se respecte, celle-ci est en effet soigneusement préréglée ; c’est un ballet aux allures de commedia dell’ arte. Sous la direction ferme et bienveillante de Jacques Paoli, entouré des spectateurs qui se demandent à tout instant s’il ne va pas se faie dévorer par l’événement, se succèdent au micro, en face de lui, ceux qui ont quelque chose à apporter.
Aujourd’hui, bien sûr, on commence par Churchill. Julien Besançon parle de Londres. Puis Guy Claisse analyse la vie de Weygand. Le général est mort. Une page de publicité. On bavarde : le studio n’a plus l’antenne. Une sonnerie dix secondes avant la fin. Silence. Le docteur Europe donne son opinion sur la grippe. Puis Albert Simon, de sa voix flutée, prédit quelques orages, inondations, vagues de froid et autres amuse-fevrier. L’heure du tiercé : on se fait grave. Ben donne ses pronostics. Une page de publicité. Enfin, les invités du jour : Pierre Dux et Pierre Fresnay parlent de la guerre civile. C’est fini, le tour est joué. Le « meneur de jeu » lève la séance. On prend un verre. On se congratule. Rien ne manquait. C’est du journalisme à ciel ouvert, en souplesse, en toute décontraction. On ne censure personne ; on parle naturellement.
Une guerre chasse l’autre, l’Algérie terminée, voici venir le Viêt-Nam où l’armée reprend le pouvoir au sud du pays. Les bombardiers américains commencent leur pilonage du nord. Alain Raymond, l’ancien correspondant d’Europe n°1 à Alger qui travaille maintenant à l’AFP part à Saïgon et envoie depuis là-bas des reportages rue François 1er. Mais l’impact de la guerre du Viêt-Nam n’a rien à voir avec celui de la guerre d’Algérie. Les Français ne sont que très indirectement concernés.
On vit en pleine période d’expansion économique – les fameuses « 30 glorieuses » dont parle Jean Fourastié – ce qui n’empêche pas les salariés du service public de se mettre en grève. Ils réclament leur part du gâteau ! Amis Abbas Hoveida devient premier ministre en Iran, le prix Nobel le pasteur Martin Luther King est arrêté (puis libéré) avec cent noirs. Ron Clarke bat le record du monde du 5 000 mètres en 13 mn 33 secondes au Auckland.
Toute le France a les yeux fixés sur Marseille où la campagne électorale prend des allures inattendues. Daniel Matalon et trois de ses amis socialistes décident de s’allier avec le Parti Communiste. Ils sont exclus de la SFIO, tandis que le gaulliste Comiti mène au téléphone sa propagande pour contre-carrer Gaston Defferre dont les salles de cinéma diffusent un film résumant les acquis de sa gestion municipale.
Rue François 1er une quinzaine de stagiaires débarquent. Personne ne leur donne de travail pour les occuper. L’un deux, Bruno Dalle se met en tête de distribuer à ses condisciples une étude sur les prochaines élections municipales : on pourrait se partager les villes dit-il, et repérer les fameuses municipalités de 30 000 habitants qui sont au centre du débat. Jean Gorini arrive avec sa pipe et médusé de l’initiative de ce débutant convoque Bruno Dalle dans son bureau, – « Je suis à vos ordres… » dit Dalle, le petit doigt sur la couture de son pantalon dont l’histoire ne dit pas s’il était en flanelle…
Il venait de faire la preuve qu’il n’y avait pas forcément besoin d’avoir un micro pour réussir dans la radio. Le travail d’organisation (que les auditeurs ne voient pas) est au moins aussi important. Bruno Dalle va faire une véritable histoire d’amour pour Europe n°1, sur ce créneau. Mais n’anticipons pas.
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