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Sommet de l’IA à Paris, investissement massif dans le domaine aux États Unis, course en avant technologique effrénée, soucis bien réels pour la culture et la démocratie, risques de désinformation et de manipulations frauduleuses, l’IA n’en finit pas de tenir le haut du pavé suscitant autant de craintes que d’espoirs. Tous les secteurs de notre vie sont envahis et il est difficile de trouver une voie raisonnable entre les clameurs d’apocalypse des Cassandre et les bêlements des fans d’Elon Musk.
Les images illustrant cet article ont été produites grâce à l’intelligence artificielle
Dans le domaine photographique, des artistes n’ont pas hésité à emprunter le chemin ardu d’un entre-deux gardant autant en tête les limites de l’outil que les possibilités créatives qu’il peut permettre.
Alys Thomas est une artiste franco-britannique qui partage son activité entre un classique et élégant travail photographique et la production de séries d’images réalisées grâce à l’intelligence artificielle. Non sans un léger humour très british, elle raconte des histoires comme un meurtre étrange dans un golf en Floride, une histoire d’amour entre deux sumos japonais, la déferlante qui s’abat sur les destinations touristiques ou un mariage à Brazzaville. Sa production se caractérise par son originalité et un rendu très réaliste fruit d’un long travail de retouche dont le résultat est assez bluffant. Nous lui avons demandé de nous parler de sa démarche créative.
Comment est né votre intérêt pour l’IA?
Mon conjoint et certains de mes amis m’ont parlé des premiers logiciels d’intelligence artificielle générative dès l’été 2022. J’ai fait plusieurs essais sur Midjourney et Dall-e en 2022, à chaque fois franchement peu concluants. En septembre 2023, après une mise à jour importante, j’ai commencé à obtenir des résultats satisfaisants. J’ai vraiment compris le potentiel de l’IA et j’ai décidé de m’y mettre sérieusement. J’ai commencé avec une scène que j’aurais aimé photographier, mais que j’avais ratée car je n’avais pas mon appareil. J’ai essayé de la générer. Le résultat était pas mal. Et puis j’ai pensé à une fanfare en Angleterre, je me suis dit que ça pourrait être beau, j’ai fait une série de portraits en tenue. C’était super chouette, assez drôle. À un moment en générant des visuels (c’était un soir, en septembre 2023, je m’en souviens bien), j’ai vu apparaître un portrait d’un jeune homme (il est dans ma série « Silly Walks ») et j’ai ressenti une émotion hyper forte en voyant son regard, une émotion similaire à celle que je peux avoir quand je regarde un scan apparaître à l’écran, et là je me suis dit « ah oui en fait c’est vraiment, vraiment un outil intéressant ». C’est à ce moment là que j’ai compris le potentiel de l’outil. Je n’en ai pas dormi de la nuit, ça a été une épiphanie. J’avais la tête qui tournait, parce que d’un coup plein de projets que j’avais toujours voulu faire en photo et pas pu réaliser pour tout un tas de raisons (temps, argent, complexités liées aux modèles ou au sujet), ces photos devenaient tout à coup faisables en IA. Et puis plein d’autres idées auxquelles je n’avais pas pensé. Le champ des possibles s’est ouvert. Imaginez ! Tous les styles, tous les sujets ou presque à portée de prompt ! Alors j’ai vraiment commencé à y travailler sérieusement, et j’ai retrouvé une joie et un plaisir que je n’avais pas ressenti depuis plusieurs années avec la photo. Comme vous le savez certainement, quand on a un métier créatif, la petite flamme est souvent mise à mal, par l’énergie qu’on met dans des projets qui échouent, par les travaux de commande parfois difficiles etc. Et puis j’étais une jeune maman, je ne pouvais plus partir aussi souvent qu’avant, tout devenait plus compliqué. L’IA c’était moi, un écran et l’univers. Tout est possible, tous les sujets ou presque, toutes les esthétiques ou presque.
Quelle a été la première série que vous avez réalisé comme cela?
Je suis franco-britannique, et j’ai toujours aimé imaginer des mondes. Petite j’avais passé un été l’intégralité de mes vacances à dessiner une ville habitée par des pommes de terre ! Alors quand je me suis mise à l’IA et que j’ai eu ma fanfare, je ne me suis pas arrêtée là, je me suis dit que ça serait bien qu’ils soient ancrés dans un lieu. Je les imaginais dans une petite ville côtière du Nord de l’Angleterre, alors j’ai généré des images. J’avais une idée très précise de l’ambiance que je voulais. Et puis je voulais que la ville soit connue pour quelque chose. Les Anglais adorent organiser des concours drôles, c’est presque un sport national, et j’adore la danse, alors je me suis dis qu’un concours de danses amusantes ça serait chouette. Je voulais vraiment qu’on retrouve l’humour anglais dans mes images. Et puis j’ai pensé tout à coup à un truc de ma jeunesse (on regardait souvent des humoristes anglais à la maison), un sketch très connu en Angleterre : « The Ministry of Silly Walks » des Monty Python. Alors j’ai décidé de documenter un concours fictif de marches ridicules. D’ailleurs je ne comprends pas que personne n’ait pensé à l’organiser en Angleterre ! Je me suis complètement emballée, j’ai imaginé les juges, les participants, les catégories du concours – comme la « urging needs walks » ou la « walk of shame », les noms d’équipe, etc. Je me suis vraiment éclatée. Si j’avais pu j’aurais continué pendant des semaines, il y a tellement de choses à faire ! Peut-être que je continuerai d’ailleurs, en vidéo ou autre.
Vous avez réalisé différentes séries de fiction comme « Royal wedding », « a love story », « murder at the golf club » ou « a tale of silly walks ». D’où vient votre inspiration?
Pour mon premier projet, « a tale of silly walks », l’inspiration vient clairement de mon père, de mes origines anglaises et de l’humour que je côtoie quasi quotidiennement. Pour « murder at the golf club », mon second projet, je voulais construire une histoire dans la veine des thrillers de Floride. J’ai aussi des origines américaines et je suis passionnée de littérature américaine. Il y a une vraie tradition du polar en Floride, avec un style bien particulier. Je voulais m’inspirer de ça et réaliser un projet avec une intrigue, et une ambiance esthétique très Miami années 80. De manière générale, j’aime bien l’esthétique empruntée à la BD et aux jeux vidéos dans mon travail en IA, je trouve cela intéressant que cela flirte suffisamment avec le réalisme pour que l’on se pose la question « photo ou IA? » et qu’en même temps il y est une signature esthétique assez ronde, tendre et drôle.
Pour le projet « A Love Story », c’est encore autre chose : je suis passionnée par l’Asie, particulièrement la Chine et le Japon – je parle Mandarin et j’ai habité plusieurs années en Asie. Je voulais réaliser un sujet sur les sumos depuis plusieurs années et je n’avais jamais réussi à passer le stade des recherches / prises de contact sur le terrain car c’est un milieu très fermé, je suis une femme, occidentale, etc. C’est l’une des premières idées que j’ai eue après « Silly Walks », et je voulais vraiment une esthétique précise, inspirée des films sur les Yakuzas, avec une ambiance feutrée et des chromies jaune / orange. J’ai ajouté le sujet de l’homosexualité, très tabou dans ce milieu, en tentant de rester sur un ton léger. J’essaie vraiment de parler de sujets graves avec humour et délicatesse. C’est très anglais finalement.
A Royal Wedding, c’est un peu dans la même veine. J’ai été conçue au Gabon, l’Afrique est très présente dans mon histoire familiale, notamment via la danse et la musique. Et j’aime vraiment beaucoup la SAPE, ce courant esthétique, artistique même, congolais. J’avais vraiment envie de réaliser un sujet sur les mariages congolais, alors j’ai imaginé un genre de Roméo et Juliette de la SAPE, toujours avec légèreté. Pour cette série j’ai tenté de tirer un peu l’esthétique vers le moyen format, pour me challenger un peu et pour être plus proche de mon travail personnel en photographie. En résumé, je dirais que mon inspiration en IA est un mélange de mon histoire personnelle, de références visuelles propres à ma génération (jeux vidéos, séries, BD), avec une touche d’humour anglais, et, je l’espère, beaucoup de délicatesse. J’aime bien montrer, avec tendresse, le ridicule de l’être humain.
Pour la série « Tourists », qui a une approche plus documentaire et plus ironique, quel est le message que vous voulez faire passer?
Je voulais parler de la manière dont nous, Occidentaux, consommons le voyage. De manière générale, mes sujets, même s’ils paraissent légers et drôles, ont souvent un fond sérieux : l’homosexualité au Japon, l’inégalité raciale aux Etats-Unis, et pour « tourists », le tourisme. C’est un thème qui me passionne, j’ai eu la chance de beaucoup voyager dans ma vie, et je me suis toujours questionnée sur notre capacité à rencontrer les autres cultures, à découvrir, à comprendre. Le voyage initiatique, la semaine en club, les croisières, la randonnée, les visites guidées, les sensations fortes, les voyages à thème, il y a tant de manières de voyager. Quand est-ce que c’est de la consommation, quand est-ce que cela n’en est pas ? Je voulais montrer en images des scènes que j’ai pu vivre dans la vie réelle, en essayant de ne pas mettre de jugement. Toutes les images sont issues de situations que j’ai vraiment vécues.
Pourquoi ne pas avoir réalisé ce travail avec un appareil photo?
Honnêtement j’aurais pu. D’ailleurs quand j’ai commencé la photo, je prenais beaucoup les touristes en photo. C’est un sujet très récurrent en photographie, avec Martin Parr, mais aussi plus récemment Marco Zorzanello ou Natacha de Mahieu. Je l’ai fait en IA parce que cela me permettait de couvrir énormément de destinations (Egypte, Etats-Unis, Chine, Mexique, etc.) et de problématiques. En photo cela m’aurait probablement pris des années. Mais peut-être que je le ferai quand même, l’un n’empêche pas l’autre ! Avec les années mon travail photographique a évolué sur des sujets assez sérieux : j’ai passé du temps avec la torera Lea Vicens, j’ai fait un livre sur l’équipe de foot de l’association Autremonde (qui s’occupe de l’accueil et de l’intégration de personnes en situation de migration). Ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé dans le milieu caritatif, sur des thématiques assez lourdes, et l’IA est venue un peu comme un souffle de légèreté. Très tôt je me suis dit que j’utiliserais cet outil pour créer des sujets légers et des visuels plus publicitaires, tandis que mon travail photo est plus documentaire et sérieux.
Vos images sont parfaitement photoréalistes. C’est 100% IA ou vous faites des retouches ensuite?
Les images sont générées en IA avec Midjourney ou Stable Diffusion, puis j’en améliore la qualité avec d’autres logiciels (car Midjourney, GPT etc génèrent des visuels basse définition), et je passe beaucoup, beaucoup de temps sur Photoshop à corriger les erreurs de l’IA. Je dirais que la répartition de travail c’est ⅓ de temps sur la génération d’images et l’éditing, et ⅔ de retouches. Une de mes séries, c’est environ 3 semaines / 1 mois de travail à temps plein.
Votre production IA semble plus importante que votre production photographique. Etes-vous toujours photographe ou êtes-vous devenue illustratrice?
Je suis toujours photographe, je travaille activement en corporate et en publicité. Je travaille également à plusieurs projets personnels, mais la temporalité est, bien sûr, différente. Je n’envisagerai jamais de ne faire que de l’IA. Mon travail de coeur, mon langage, mon rapport au monde, c’est la photo. C’est inimaginable pour moi d’arrêter de photographier. Continuer à faire les deux, c’est vraiment mon objectif. Je suis d’ailleurs en train de travailler à un projet qui mélange les deux, mais pour l’instant le résultat n’est pas assez satisfaisant. Et d’ailleurs il va y avoir, il y a déjà, une forte demande pour les profils capables de gérer les deux tableaux: shooting et IA.
Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez en utilisant l’IA?
Il y en a beaucoup, et de tous types. Contrairement à ce que l’on pense, c’est un outil limité. Certains sujets sont impossibles à réaliser en IA à cause de la censure tout d’abord : j’ai eu une fois un projet où je voulais représenter une femme qui allaite, c’était impossible, et le corps de la femme est de manière générale très censuré, ou alors l’esthétique n’est pas au rdv. Le nu par exemple, vous pouvez oublier. Soit c’est censuré, soit c’est vraiment moche. Il y a ensuite les limites techniques de l’outil. Tout ce qui est de l’ordre de l’humour absurde par exemple, c’est compliqué, tout ce qui sort d’une esthétique « classique », c’est aussi compliqué (le clair obscur, le difforme, les très très gros plans, etc). Les IA génératives ont encore du mal avec les détails aussi : une foule en arrière plan, c’est des jours et des jours de retouches pour refaire les visages et les mains. La texture de la peau également, on est encore loin d’un résultat optimal. Enfin, elles ont toutes malgré tout un style visuel, une sorte d’écriture, c’est intéressant d’ailleurs. Il y a vraiment une esthétique Midjourney, une esthétique Dall-e, ou Stable Diffusion. Et c’est difficile de les emmener vers autre chose. Ainsi cela peut, selon le visuel, prendre beaucoup de temps, parfois plus qu’un shooting. L’IA n’est pas intéressante pour tout, loin de là.
Egalement, il y a quand même un problème éthique que je ne peux pas ne pas mentionner, en tant que photographe. Je suis très vigilante quand j’écris mes prompts, mais tout le monde ne l’est pas. Il y a beaucoup de photographes qui sont copiés. Et sans même parler de ça, il est urgent que les sources de l’IA soient rémunérées, que le milieu soit légiféré pour éviter les dérives. On pourrait tout à fait imaginer un système de rémunération des auteurs des images utilisées par les logiciels d’intelligence artificielle. À la manière de Spotify ou Deezer qui rémunèrent les auteurs des musiques lorsqu’elles sont écoutées, les auteurs des images utilisées (si ils ont donné leur accord) pourraient être rémunéré chaque fois qu’une image est utilisée par le logiciel. Getty a mis ce système en place avec les images qu’ils détiennent dans leur réseau, pour l’instant ce n’est pas terrible mais tout porte à croire que cela va s’améliorer ! Espérons le car c’est pour l’instant le seul système éthiquement valable ! Cela ne réglerait pas tous les problèmes car les images « résultat » devraient être suffisamment éloignées des images « sources » pour que cela fonctionne, mais ça serait déjà un début !
Certaines des limites de l’IA seront progressivement corrigées au fur et à mesure de ses progrès, mais d’autres ne le seront probablement jamais. La diversité des écritures photographiques est si grande, et surtout sans cesse renouvelée. Je crois sincèrement que les deux types de production d’images pourront cohabiter, et que l’IA ne menacera pas le travail d’auteur en photo. Ce qui est sûr par contre, c’est que l’IA va menacer, menace déjà très fortement, toute une partie de la rémunération des photographes, puisqu’une grande partie des commandes habituellement réalisées en photo le sont à présent en IA.
Le site d’Alys Thomas
- Alys Thomas
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