
Janvier – A la conférence de rédaction du matin, le sujet du jour s’imposa, il s’étalait presque sous les yeux des reporters d’Europe n°1, la Seine débordait. Des inondations comme ça, on n’en avait pas de pareilles depuis 1912…
Jamais la radio d’état n’ouvrirait son journal sur un fait divers, raison de plus pour le faire. « On a tout de suite compris, raconte Gilbert Lauzun, qu’il fallait dramatiser l’information : ça monte… ça descend… » Le suspens autour des soubresauts de la Seine allait de soi.
Tous les reporters se relayent, Nagra en bandoulière au Pont de l’Alma – à deux enjambées de la rue François 1er – interviewer autour de ce pauvre zouave qui buvait la tasse ou presque, tous les passants médusés et meurtris. Tous les reportages possibles sur l’événement étaient lancés : des vaches bloquées dans leur champs inondé doivent être évacuées en radeau. Pierre Molteni, le grand Suisse placide de la rédaction, fonce en Jeep.
La fausse dépêche de Moscou
Jean Bedel, était chargé de relire sur les téléscripteurs les dépêches venant de l’étranger et de les réécrire, à la façon Siegel. L’actualité n’était pas passionnante et Bedel un joyeux luron.
« Tiens, dit-il à une secrétaire, je vais te dicter une dépêche : Protestation de l’URSS contre un poste privé : « Moscou, 17 janvier (United Press). – Dans une note remise ce matin à l’ambassadeur de France à Moscou, le ministre des affaires étrangères s’élève contre la puissance excessive d’un poste privé… »
Faire taper une fausse dépêche sur du faux papier de l’United Press, le premier jour où Europe n° 1 recommençait à émettre, il fallait le faire… Perfide, Bedel laisse traîner sur le bureau de Sylvaine Pécheral l’infâme texte avant de dicter une nouvelle dépêche, dix minutes après dévoilant la plaisanterie. Trop tard ! A 10h50, Sylvaine Pécheral, effrayée, a bondi dans le bureau de Charles Michelson. Scandale : Siegel et Sabbagh sont convoqués immédiatement et avec eux Jean Bedel. La voix de Charles Michelson vocifère :
« Monsieur Bedel, vous avez fait une fausse dépêche, c’est, non seulement une faute professionnelle, mais un grave délit. Vous coucherez ce soir en prison ! »
Michelson décroche son téléphone, appelle le préfet de police :
« Envoyez-moi deux inspecteurs pour faire une enquête sur un acte de sabotage à l’intérieur de ma rédaction! ».
« Vous êtes définitivement renvoyé, Monsieur Bedel ! crie Michelson, puis, soulagé, reprend : « est-ce que vous avez des enfants ?
« Bedel hoche de la tête : « un et ma femme en attend un autre »
« Bon, vous aurez une indemnité ! »
« Le plus grave, raconte Jean Bedel, c’est que je venais de Libération, il était persuadé que j’étais un sous-marin du PC ».
Ainsi fut viré le (seul) journaliste communiste de la rédaction !
Les reporters préposés aux inondations
reviennent les pieds trempés dans leurs bottes,
Pierre Molteni faisait, ce jour-là, une drôle de tête devant son Nagra. Rien, pas le moindre mugissement des vaches inondées de Seine et Marne.
« Pas grave lui dit Andra Marin, on va arranger ça. »
« Nous étions dans des studios de cinéma, raconte Jacques Forestier, je les ai vu bruiter le reportage, c’était bien mieux que la réalité ».
Bidonnage ? Ce n’est pas le seul exemple. Gilbert Lauzun raconte comment, après avoir gravi les 1 710 marches des escaliers de la Tour Eiffel en proie à un incendie, ne ramena à Europe n° 1 que des résultats d’élections.
« La bande n’avait rien enregistré, j’obtins quand même l’autorisation de recommencer » avec l’aide d’une dizaine de camarades sur le toit du 26 bis rue François 1er l’incendie de la Tour Eiffel. Tout y était. Le directeur général essoufflé, des faux pompiers et même les techniciens de la RTF, interprétés par l’équipe des journalistes d’Europe n° 1. Mais ceci est une autre histoire.
La Seine était toujours aussi menaçante et les Nagras des reporters pleins de plaintes et de lamentations des Parisiens dont certains étaient obligés de quitter leurs maisons et se trouvaient sans rien. Chacun y allait de son commentaire, quand Maurice Ciantar se leva de sa chaise et dit :
« Et si on appelait à l’aide nos auditeurs pour qu’ils viennent au secours des réfugiés ? »
Silence puis brouhaha : « Mais c’est bon, cette idée, coco ».
Quelqu’un objecta qu’il y avait peut-être quelque danger à se lancer dans pareille aventure, Europe n° 1 avait-il un seul auditeur ? « Eh bien, comme ça, on le saura ! ». Et là, divine surprise, Europe n° 1 parvient à réunir trois fois plus d’argent que France-Soir (pourtant bien plus connu) qui s’était lancé dans une opération similaire. Et les chaussures, les draps, les couvertures furent si nombreux qu’Europe n° 1 dût louer un local spécial pour les entreposer rue de la Trémoille. Maurice Ciantar ne savait pas qu’il venait d’avoir une des idées essentielles sur laquelle Europe n° 1 allait, tout au long de son existence, batir sa notoriété. Aujourd’hui on dirait radio interactive pour signifier que les auditeurs ne restent pas affalés dans leurs fauteuils et participent. En 1955, c’était nouveau encore.
Dix-huit millions réunis en huit jours. Inespéré !
C’est alors que Maurice Siegel eût l’idée de pousser le bouchon un peu plus loin. Pierre Laforêt raconte :
« Coco, me dit Siegel, il nous faut un document. Quelque chose qui puisse nous faire du bien. Quelque chose qui nous consacrerait. Tu vois le genre, coco ? Tiens, tu m’aurais le Président de la République nous félicitant, ce serait bien, tu vois, coco ? »
Une heure après, voilà Pierre Laforêt devant la mairie de Villeneuve-le-Roi, attendant le cortège présidentiel qui doit passer là. « Quand le Président Coty sort de la mairie, raconte encore Pierre Laforêt, je tendaie micro entre deux gardes. – Monsieur le Président, dis-je, sur un rythme de mitraillette, Europe n° 1 a demandé à tous ses auditeurs de bien vouloir lui envoyer de l’argent pour les sinistrés. Et je suis heureux de vous apprendre que nous en sommes déjà à dix-neuf millions de Francs. » Le Président regarde Laforêt, hésite, puis répond :
– « Eh ! bien… je vous adresse toutes mes félicitations ».
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Dernière révision le 24 mars 2025 à 6:21 pm GMT+0100 par la rédaction
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