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Aux États-Unis, la crise de la presse a entraîné la disparition d’un quart des journaux en quinze ans et une réduction de moitié des effectifs dans les rédactions. Parmi les plus touchés figurent les photographes, souvent les premiers à perdre leur poste lors des coupes budgétaires. Face à cette situation, l’association CatchLight, basée à San Francisco, œuvre pour financer des postes de photographe dans les rédactions locales afin de démontrer la valeur du journalisme visuel et lutter contre les « déserts d’image ».
Alors que les photographies sont des outils essentiels pour le journalisme, c’est aussi le secteur le plus sous-investi dans la presse américaine. Entre 1999 et 2015, 53 % des postes de journalistes visuels ont été supprimés aux Etats Unis.
La presse d’information traverse une période de défis significatifs, marquée par des transformations économiques, technologiques et politiques. Les médias locaux ont souvent supprimé leurs services photo en estimant que n’importe qui pouvait prendre des clichés ou qu’il suffisait d’aller piocher sur Internet. Seuls quelques grands titres comme le New York Times, le Washington Post ou le National Geographic, peuvent encore investir dans le photojournalisme alors que le secteur de la presse locale connaît un important affaiblissement.
En 2023, plus de 130 publications ont fermé ou été absorbées, accélérant une tendance déjà préoccupante. Désormais, un Américain sur cinq vit dans une zone dépourvue de journal local, ce qui soulève des inquiétudes quant à l’accès à une information de proximité et la vitalité démocratique au niveau local. Contrairement à la France où le secteur médias est soutenu par l’Etat, la presse américaine ne bénéficie pas de ce type d’aide. Alors reste la philanthropie qui est montée en puissance particulièrement depuis l’élection présidentielle de 2016, qui a mis en lumière les dangers de la désinformation. Dans ce contexte, CatchLight récolte des fonds destinés à financer des postes de photographes re-intégrés dans les médias locaux tout en apportant son expertise dans le domaine et un suivi à long terme.
Entretien avec Elodie Mailliet-Storm,directrice de Catchlight
Elodie, merci de vous présenter.
Je suis originaire de Paris où j’ai fait des études en philosophie et ensuite, je suis partie aux États-Unis pour faire un master en journalisme. Assez rapidement je suis rentrée dans le monde de la photographie. D’abord dans de petites agences, ensuite Corbis pendant deux ans et après ça Getty où j’ai monté Contour le premier département de portraits de célébrités. Mon travail était de collaborer avec les plus grands photographes et de distribuer leurs images à tous les médias américains et au monde de la pub. J’ai fait ça pendant sept ans. C’était très intéressant pour moi d’être, d’une certaine manière, au centre du monde économique de la photographie et de voir à quel point à ce moment commencait un déclin du monde des médias. On passe, par exemple, de deux grands hebdomadaires américains, Time et Newsweek à seulement un. D’un monde d’imprimerie à un monde digital où on commence à avoir des images qui sont vendues en volume.
J’ai ensuite pris en charge tous les partenariats de contenus pour Getty comme avec le Washington Post, National Geographic, l’AFP, la BBC, etc. Dans ces échanges avec eux, je me suis rendu compte qu’eux aussi subissaient une pression économique très importantes, que le monde et le modèle économique étaient en train de changer avec un impact certain sur les photographes. J’ai alors décidé de faire une pause et d’aller à Stanford pendant un an, ce qui m’a permis de réfléchir à ces problématiques de façon un peu plus globale et d’examiner aussi l’influence qu’avaient les grandes plateformes, comme Google ou Instagram, dans cette rupture du monde de la photographie et d’envisager quels pouvaient être certains moyens d’éviter une chute encore plus rapide.
Je me suis rendu compte, en étant plus proche du monde du journalisme, qu’il y avait un mouvement aux États-Unis en train de se créer, visant à reconstruire le journalisme sur d’autres bases que la course au profit, un modèle orienté pour servir le public américain. C’était intéressant de comprendre comment de nouveaux modèles économiques allaient se mettre en place et j’ai rencontré Nancy Farese, philanthrope dans le monde des médias, qui avait fondé CatchLight une organisation visant à soutenir le monde de la photographie. Quand elle m’a demandé de la rejoindre, j’ai accepté et je suis maintenant PDG de l’organisation.
Comment fonctionne CatchLight ?
CatchLight a été fondé en 2015. Quand j’y ai pris mes fonction en 2019, on a commencé à réfléchir sur comment on pouvait influer sur le déclin du journalisme en particulier aux États-Unis. Ça marche de la manière suivante. Chaque année, dans le cadre du CatchLight Global Fellowship, on sélectionne trois personnes qui reçoivent 30 000 $ chacune et bénéficient également d’un réseau et d’un accompagnement dans leur démarche. Comment allez-vous vous adresser à vos audiences ? Quelles structures vous pensez monter et comment ? Comment est-ce que vous allez faire la recherche de financement ? etc.
Par exemple, Aida Muluneh, originaire d’Éthiopie, est venue vers nous pour monter une série de workshops pour lancer de jeunes photographes sur le continent africain. Elle a fondé, à Abidjan, l’un des plus grands festivals de photo africaine et voulait créer une plateforme pour montrer ces talents et ouvrir une porte entre l’Afrique et le reste du monde. On a réfléchi avec elle sur comment financer son projet et comment la soutenir dans sa démarche dans une sorte de dialogue en continu. De façon similaire, on a travaillé avec Andrea Bruce quand elle s’est rendue compte que sa communauté n’avait pas accès à l’information et qu’elle voulait lancer sa propre newsletter. Elle a reçu une bourse de 100 000 $ pour pouvoir continuer à travailler.
Une des autres problématiques à laquelle on voulait vraiment s’attaquer, c’était comment stopper le déclin du journalisme visuel au niveau local aux États-Unis, ce qui nous a conduit à lancer l’initiative CatchLight Local. Résoudre ce paradoxe qui est qu’aujourd’hui, les trois quarts des gens, si ce n’est tout le monde, consomment des informations de façon visuelle à travers les plateformes comme Instagram, TikTok et Facebook, alors que les médias eux-mêmes ne produisent pas ce genre de contenu. Comment instituer une culture visuelle à l’intérieur des médias américains?
Concrètement, comment ça se passe ?
D’abord, on sélectionne les médias. Pour le premier pilote, on est allé vers des gens qu’on connaissait et qui avaient exprimé un intérêt pour ça. Ensuite, on essaye de voir, en introduisant ce journalisme visuel à l’intérieur de la rédaction, si on peut faire en sorte que le mariage dure sur le long terme? Pour cela, on choisit le candidat ensemble en apportant notre expertise en soutien selon les besoins. On explique que les images font progresser l’engagement des lecteurs qui vont sur le site plus souvent, plus longtemps et sont de plus en plus nombreux. Qu’il y a un retour sur investissement qui peut se mesurer. Ensuite, on finance le salaire en payant la moitié de ce que le média paiera. Cet investissement décroît d’année en année pendant trois ans.
Une chose qu’on n’avait pas nécessairement prévu et est devenue de plus en plus importante, c’est le rôle du photojournaliste qui est obligé d’aller à la rencontre des gens sur le terrain. Les gens le voient, sont amenés à le reconnaître et il devient un facteur de confiance dans le média, son représentant. On a vu ça de façon vraiment importante pendant le COVID. Par exemple, Jessica Prado, une de nos premières boursières, avait centré son travail sur les sans-abri de San Francisco et Berkeley. Elle est devenue la source d’information sur cette population et pouvait remonter le besoin d’information. Où est-ce qu’ils peuvent aller chercher à manger ? Où est-ce qu’ils peuvent aller se doucher ? Où est-ce qu’ils peuvent être soignés ?
Il y a donc ainsi une remontée des besoins d’information qui peut être exploitée par le média pour y répondre. Après l’élection de Trump, dont une partie du succès tient à la défiance qu’ont des millions d’Américains vis-à-vis des institutions, des élites, est-ce que ça ne serait pas une manière de lutter contre cet a priori ?
Toute une partie de la population ne s’est pas vue représentée dans les médias américains. On n’avait jamais vu le New York Times, par exemple, critiquer une politique aussi fortement que pendant cette élection, en publiant une pleine page contre Trump. Mais la réalité, c’est que ces médias-là n’atteignent pas les populations qui ont élu Trump. Donc, ils peuvent bien faire ce qu’ils veulent, mais ils tournent en rond dans leur propre univers.
N’est-ce pas justement le vrai problème ? Si des millions d’individus ne veulent plus s’informer auprès des médias traditionnels, votre initiative pour redonner une crédibilité au journalisme, ne risque t’elle pas d’échouer à atteindre cette population qui justement en a le plus besoin ?
C’est pour cela que nous n’avons pas crée un nouveau média mais allons vers des médias locaux qui servent vraiment leur population avec des informations dont ils ont besoin, des structures déjà en place qui font un excellent travail mais n’utilisent pas la photographie. Quand on réfléchit à la façon dont le photojournalisme fonctionne aux États-Unis, on se rend compte que cela ne couvre que l’actualité nationale ou internationale alors que notre démarche est complémentaire et un peu inversée, en s’installant dans des communautés de façon continue pour avoir un éclairage quotidien de leur réalité.
Mais est-ce que votre modèle est exportable, notamment en France où il y a déjà un réseau bien implanté de presse régionale et locale ?
Je pense que la question aujourd’hui, c’est celle de notre modèle, ce que l’on vise. On a bénéficié d’investissements assez importants de la part de grandes fondations qui aujourd’hui cherchent à reconstruire le journalisme aux États-Unis. On est la seule organisation dans le domaine de l’image qu’ils ont financé. D’une certaine manière, cet investissement initial nous sert à voir si on va arriver à construire un modèle qui tient sur le long terme. La question sur chaque marché est comment lancer ce modèle parce qu’il y a un travail à faire pour convaincre les médias qu’il faut investir dans ce médium-là et ça nécessite un investissement important.
Votre modèle de financement très américain semble difficilement transposable en France.
La question c’est: est-ce qu’il y a d’autres voies de financement. Peu importe d’où vient la source d’investissement initiale, ce qui est intéressant, c’est d’arriver à créer quelque chose qui dure sur le long terme, à changer la culture du média. C’est quelque chose qu’on a vu se faire avec ceux avec lesquels on a travaillé, qui, après que notre investissement se soit arrêté, ont gardé ces photographes en staff pendant des années. Notre but, c’est aussi de pouvoir sortir du jeu à un moment donné. On initie les choses, on accompagne pendant un moment, mais à un moment donné, l’initiative doit vivre sans nous.
Avec l’émergence de l’intelligence artificielle générative d’image, n’y a t’il pas là aussi une tentation pour les rédactions à fabriquer leurs images plutôt que de faire travailler un photographe ?
On est basés dans la Silicon Valley, donc assez proche de ces problématiques. Il ne faut pas considérer le monde de la technologie et celui des médias comme complètement séparés, c’est en partie le problème qu’on rencontre aujourd’hui, qu’il n’y ait pas de dialogue entre ces deux mondes. Il est important de pouvoir ouvrir le dialogue pour pouvoir dire qu’il y a une opportunité avec ces nouvelles technologies car l’AI va permettre énormément de choses dans le secteur de la photographie. Par exemple avec les archives qui sont difficiles a référencer quand elles sont volumineuses. Aujourd’hui on devrait pouvoir régler assez facilement ça grâce à cette technologie. On voit aussi une avancée en termes de facilités pour l’editing, peut-être pour transformer des images en vidéos, pour les rendre plus accessibles au public, etc. Après, il y a l’utilisation de l’AI pour créer des illustrations par exemple quand quelqu’un ou un événement n’a pas pu être photographié. Et puis, entre une illustration faite comme ça ou une photo de stock qui a été de toute façon fabriquée, il n’y a pas vraiment de différence. Il y a surtout une éducation des médias à faire en expliquant les utilisations qui peuvent être légitimes et intéressantes.
Le site de Catchlight