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Éric Baradat est le directeur adjoint de l’information à l’Agence France-Presse, responsable des départements Photo, Infographie, Documentation et Data. Il a débuté sa carrière en 1989 en tant que photographe pigiste à Nairobi au Kenya et par la suite, il a occupé le poste d’éditeur au desk photo de l’agence avant d’en prendre la direction. Conscient qu’avec l’arrivée de l’IA générative, son métier est confronté à une menace de perte de la confiance qui avait été jusque là été construite avec le public et les clients de l’agence, il plaide pour la mise au point par les acteurs du numérique et les médias, d’un standard commun robuste et permanent de certification des images.
A une époque, le simple fait qu’une photo soit signée par l’AFP validait son authenticité. Aujourd’hui ce n’est plus une garantie suffisante?
Je crois que c’est encore une garantie suffisante parce qu’elle est signée du nom de l’agence. Le problème c’est que sur les réseaux sociaux et de plus en plus sur le web et dans un nombre de médias pratiquement incalculables, les images ne sont pas toujours ou plus du tout signées. Et c’est des fois difficile de savoir ce qui vient des agences ou qui a photographié même par des photographes indépendants. Les signatures ont une méchante tendance quand même à être oubliées, abandonnées, effacées. Donc effectivement c’est aussi un des soucis auxquels nous nous confrontons tous les jours.
Est-ce que vous pouvez me retracer l’historique de l’idée d’utiliser le standard C2PA et la solution Imatag?
CA commence à dater, puisque c’est quelque chose dont on parlait déjà avant l’apparition de chatGPT en 2022, il y a presque trois ans donc. On se disait qu’il y avait de plus en plus de facilité à modifier les images, avec des filtres et différentes façons de le faire. Et puis on a très vite vu l’arrivée des premiers logiciels générateurs d’images comme Dall-E, un des premiers qu’on ait pu manipuler. CA ne pouvait que s’améliorer et c’est allé très vite. Et ce sera de plus en plus facile de faire prendre des vessies pour des lanternes, encore plus que ça ne l’est aujourd’hui. Après tout, les manipulations photographiques ça date de l’invention de la photographie ou quasiment, c’est pas nouveau. Egalement, je connaissais bien Santiago Lyon, parce que j’étais aux Etats-Unis pour l’AFP quand il était directeur du service photo d’Associated Press. Quand il a quitté l’AP, il est parti travailler pour Adobe, justement sur ces sujets-là, la certification et le marquage des contenus. Et donc on s’est très vite parlé quand ils ont lancé la Content Authenticity Initiative et le standard C2PA.
L’initiative est principalement destinée à vos clients. Quel peut en être l’intérêt pour le grand public?
Nous on a besoin de donner à nos clients, et à ceux qui nous distribuent dans beaucoup de pays dans le monde, des solutions de garantie pour tracer les images et les authentifier. Pour le grand public, je pense que ça va toujours s’adresser à des gens qui ont un intérêt à utiliser une image pour étayer un propos, pour montrer, démontrer quelque chose. Des étudiants, des professeurs, des chercheurs, mais même des hommes politiques, des institutions qui voudraient utiliser des images, faire des appels à des dons pour des ONG. Des gens qui ne veulent pas que leur discours puisse être contredit ou accusé d’avoir été falsifié en utilisant des images bidons. C’est dans ce sens-là que ça va vers le grand public. Il y a aussi des gens qui, quand ils lisent quelque chose ou quand ils voient quelque chose, peuvent avoir un regard critique et se dire « Est-ce qu’il y a moyen de vérifier que tout ça, ce n’est pas de la foutaise ? » Ils pourront utiliser ce genre de solution. Mais je ne pense pas qu’à chaque fois qu’une image est publiée, beaucoup de monde la vérifie ou la remette en question. Ce n’est pas l’idée a priori, même si on ne sait pas ce qui se passera.
D’autant plus que ce n’est pas si facile. Pour lire une information C2PA, il faut avoir le navigateur Chrome, certes majoritaire, mais tout le monde ne l’utilise pas, plus une extension particulière. Ce n’est pas forcément à la portée de tout le monde.
Non, mais c’est là-dessus que moi et quelques-uns de mes collègues à l’AFP, on essaye de convaincre nos petits camarades des autres grandes agences photo et gros producteurs d’images et d’informations de s’accorder sur un standard des logiciels et des extensions. Et aussi sur des solutions de marquage qui soient normalisées, de façon à ce que toutes les entreprises de la tech offrent des solutions de vérification immédiate et semblables pour tout le monde. Le test en grandeur nature qu’on a réalisé, a pour but de convaincre tout le monde que c’est possible, parce que ça n’aurait pas beaucoup de sens si on le faisait tout seul dans notre coin.
Est-ce que vous avez commencé à fédérer d’autres structures dans une démarche commune?
Tout à fait. On se réunit régulièrement dans un groupe de travail un peu informel avec mes collègues de AP, Getty Images, Reuters. On en discute depuis des mois. On est aussi très actifs à l’AFP au sein de l’organisme de l’IPTC qui régule les métadonnées des photos et des images, afin de trouver là aussi des accords et des moyens communs pour travailler. On réunit plein de gens de l’IPTC et plein d’acteurs pour un groupe de travail le 03 avril ici à l’AFP. Pas uniquement en photo d’ailleurs, en télé aussi, puisqu’il y a les grands broadcasters européens et même certains internationaux. Je crois que les japonais de NHK seront là, ainsi qu’Al Jazeera. Bref, on essaye de faire monter la mayonnaise, de fédérer, toujours avec l’idée qu’il n’y a pas de sens à avoir un avantage ou une technologie qu’on serait tout seul à maîtriser. Je crois fermement qu’on a intérêt à ce que notre profession et ses acteurs soient sur la même longueur d’onde quand il s’agit de continuer à produire des contenus justes et vrais.
Le standard C2PA est, comme toute métadonnée, modifiable ou effaçable et le filigrane Imatag est lui réputé inviolable. Est-ce que ça vaut le coup de garder C2PA dans ce cas-là, ou bien y a-t’il deux solutions pour deux fonctions?
Le C2PA, on construit sur cette norme qu’on sait fragile, difficilement transmissible dans la vie et l’existence d’une image partout où elle sera publiée. Mais on sait aussi que c’est un standard qui est reconnu maintenant. La plupart des grands médias et des entreprises de Big Tech, de MSN en passant par Google, Adobe, Apple, tous ces gens-là se sont accordés sur ce standard. Donc en fait, c’est comme une sorte de label bio mis sur un emballage. Le problème, c’est que souvent l’emballage disparaît et que la photo continue à être consommée sans son emballage. Donc nous, avec le filigrane, on veut inscrire dans l’ADN de l’image le moyen de retrouver l’emballage et de revenir à l’image originale.
Ce qui veut dire que votre solution ne fonctionnerait pas sans les deux dispositifs?
Pour l’instant, non. Le C2PA, c’est très bien, mais il faut qu’il y ait une chaîne de production qui soit entièrement compatible, depuis les appareils photos jusqu’aux logiciels, en passant par les navigateurs ou en tout cas par les moyens de diffusion des images. Et ça, c’est très compliqué. Je pense qu’on arrivera peut-être un jour mais ce n’est pas encore le cas. Par contre, avec des filigranes qui sont uniques et absolument inviolables, on peut aller loin. Cette technique marquera toujours l’origine de cette image, même imprimée dans un journal papier ou dans un magazine, que quelqu’un fasse une copie d’écran ou une photo de l’image imprimée. Le filigrane permettra de remonter à l’image initiale et en faisant la comparaison entre ce qu’on nous présente et l’original, on voit tout de suite ce qui a été modifié, transformé,inventé ou effacé. CA c’est quand même une garantie de robustesse assez intéressante. Même si l’image est très modifiée, le filigrane restera et ne disparait que quand il n’y a plus du tout d’image.
L’AFP a annoncé avoir expérimenté ce dispositif lors des dernières élections américaines. Comment ça s’est passé?
Nikon a proposé à tous nos photographes aux Etats-Unis de travailler avec des appareils photo prototypes depuis la semaine avant le vote jusqu’à la cérémonie de prise de fonction de Donald Trump le 20 janvier. C’est un matériel qui n’est pas très faciles d’accès et pas aussi performant que les appareils photo du marché. Donc on n’a pas tout fait avec, notamment les moments très critiques parce que ces prototypes sont un peu contraignants dans leur utilisation. Il y a tout un tas de fonctions qui sont désactivées et plein de choses qui sont complexes à utiliser mais cela a quand même permis de faire des choses. On connaît tous la photo d’Elon Musk qui fait un salut qui ressemble au salut fasciste le soir de l’élection. Cette photo, on peut la retracer directement avec son image originale puisqu’elle a été prise avec un de ces appareils photo prototypes.
Pour généraliser cette solution à toute l’agence, il faut remplacer le matériel déjà existant, ce qui a un coût.
L’idée c’est que ça soit étalé dans le temps, puisque les appareils photo ont tous leur zone d’obsolescence et on les renouvelle très régulièrement. Entre 2 et 4 ans en général, un appareil photo est déclaré obsolète à l’agence selon son utilisation et il y a un renouvellement permanent. Il y a aussi d’autres options qu’on espère voir venir. Du côté des fabricants, qui n’ont pas pour l’instant l’intention de faire des programmes compatibles C2PA qu’on pourrait télécharger dans les boîtiers actuels mais qui ont un intérêt important dans l’histoire. On va voir comment ça se passe. Nikon, avec qui on travaille depuis très longtemps et en collaboration étroite, a bien voulu nous aider dans cette histoire-là, mais il y a d’autres fabricants qui sortent des boîtiers compatibles C2PA. Tout le monde commence à s’y mettre. Sony a lancé un modèle il n’y a pas très longtemps et on sait que ça va arriver chez les autres aussi, tout le monde y travaille. Et puis il y aura la question des photos faites avec des téléphones dans le monde de l’information d’aujourd’hui où pas mal de gens qui se posent ces questions-là.
Certains soutiennent que l’intelligence artificielle va permettre de produire des images d’informations quand les conditions réelles ont empêché ou empêchent leur captation. Qu’est-ce que vous en pensez?
Je pense qu’il faut savoir de quoi on parle à chaque fois. C’est ça qui compte. Je n’ai pas de religion, je ne suis pas un ayatollah du journalisme et de l’éthique mais je sais que ce type de journalisme va se développer. J’ai vécu le basculement vers le numérique, les premières utilisations de Photoshop, voire l’utilisation de l’autofocus, et entendu dire que ce n’était plus vraiment de la photographie. On a besoin d’images pour montrer, par exemple, ce qui se passe à des années-lumière de chez nous dans le domaine de la conquête spatiale. Il y a plein de formes de journalisme qui sont acceptables, mais à la condition que tout ça soit transparent, qu’on le dise, qu’on l’explicite, qu’on n’essaie pas de tromper le consommateur d’infos. A partir du moment où les choses sont clairement affichées, je n’ai pas de problème fondamental avec ça.
D’ailleurs, cette idée de création d’images par l’IA ne nous ramène t’elle pas à l’époque il n’y avait pas de photo dans les supports d’information mais des illustrations ?
Oui et on fait encore des croquis d’audience pour les procès auxquels on n’a pas accès. Effectivement, je ne nie pas le véhicule d’information que peuvent être ce genre de choses, je ne le remets pas en cause. Mais par contre, quand on veut figer un instant d’une réalité et qu’on veut dire que c’est une image qui a été réellement prise dans les conditions où on prétend qu’elle a été faite, il faut que ça soit marqué, il faut que ça soit clair pour tout le monde. Et à l’inverse, il faut que ce soit tout aussi clair c’est une reconstitution, une illustration, une façon visuelle de raconter une information en texte, parce qu’avec une belle description, aujourd’hui on peut faire une très belle image, et pourquoi pas ? Il faut surtout essayer de ne pas tout mélanger, le danger est là, dans la façon d’interpréter les choses. Et puis n’oublions pas qu’avec l’IA, il y a aussi des dangers structurels et économiques pour notre profession de photographe et d’agence photo alors que c’est un métier qui souffre déjà beaucoup. Il y a là le risque de se passer de tout un tas de métiers et de talents en utilisant des images d’illustration pure pour raconter des histoires.