
Le général de Gaulle se retire, Louison Bobet gagne son troisième tour de France, soixante Français tués à Philippeville en Algérie, cinquante Européens massacrés au Maroc. Les reporters d’Europe n° 1 étaient de tous les coups, Nagra en bandoulière, appareil de photo autour du cou, leurs clichés étaient publiés dans « Point de vue – Images du monde », une façon de faire connaître la station…
C’était l’époque héroïque où Gilbert Lauzun, en reportage, au Maroc, pouvait (encore) jouer du Nagra (totalement inconnu à l’époque), pour s’introduire dans le palais du roi. Ils ne comptaient ni leur temps, ni leurs efforts et pensaient à tout sauf à un plan de carrière.
Quand il raconte aujourd’hui ses journées interminables, Jean Pichon a peur de jouer les anciens combattants. Mais c’était ainsi. Ils se levaient à 3h du matin et certains jours étaient encore là à 6 heures de l’après-midi. Tous polyvalents ! Georges Altschuer était pratiquement le seul spécialiste chargé de la politique. Gilbert Lauzun blêmit le jour où il lui fallut commenter un match de football, mais il s’exécuta.
« Le temps des boy-scouts »

Jacques Forestier, , le même jour, courut de l’Assemblée nationale pour une interview d’Edgard Faure à une répétition des ballets grecs pour finir avec Roger Pierre et Jean-Marc Thibault. Et c’était un reporter sportif. Ils mélangeaient les genres, souvent avec bonheur, Jean Pichon fit commenter à Jacques Chaban-Delmas un France-Ecosse de rugby ; Pierre Laforêt se risque aux arrivées tumultueuses du Tour de France. Maurice Siegel appelait ça « le temps des boy-scouts », il n’avait pas tort.
Genevie de Freitas, la secrétaire de Louis Merlin, les voyait passer, près de son bureau, courant vers ce qu’ils appelaient le « Nagra’s Club », la salle où étaient entreposés les deux Nagra qu’ils se disputaient. Michel Tournier se trouvait un peu en porte à faux, « j’aimais mieux mes flâneries en savate sur les quais », au service de presse de cette maison fiévreuse, pleine de galopades où l’on voyait passer trop de visages brûlants d’ambition et d’avidité ».
« Les photographes du son »

Rien ne les arrêtait ou presque, dormir près du téléscripteur pour avoir le premier la bonne dépêche qui vous envoie au bout du monde, ou au contraire, rester le dernier pour que tous les autres partis, on soit sur le bon coup. Ils n’hésitaient pas à refiler un carton d’invitation vaseux à un confrère pour l’occuper et rester, soi, disponible…
C’était la lutte au couteau, pour la bonne cause. Ils ont mis le pied dans les portes des gens qui ne voulaient pas les recevoir et ont appris qu’à cause de ce millésime qu’avait choisi Louis Merlin, « N°1 », au nom d’Europe, suggéré par Guy Mollet, puisque le poste était à vocation européenne, ils étaient condamnés à être les meilleurs. Plus légers avec leurs Nagra, ils se régalaient à doubler les équipes trop statiques de la radio nationale. La télé n’était pas encore ce qu’elle est, cent mille familles voyaient les « 36 000 chandelles » de Jean Nohain. Ils ont plein leur musette d’anecdotes de ces temps heureux où le Nagra était si peu connu que ceux que Pierre Sabbagh appelait « les photographes du son » piégeaient comme ils le voulaient leurs interlocuteurs. Même les hommes politiques. Surtout eux.
Antoine Pinay revient de l’ONU, Pierre Sabbagh raconte :
« A Orly, devant les caméras et les micros, il dit : « Vous permettez, Messieurs, que je garde mes informations pour le Président de la République ? » Puis il se dirige vers sa voiture, entouré par les journalistes de la presse écrite. Il les connait. Il sait que pour publier, ils ont besoin d’au moins six heures. Alors, il leur parle de sa mission. Le reporter d’Europe n° 1 est parmi eux, avec son Nagra, un carnet et un stylo pour faire comme si… Il paraît que lors de son arrivée à l’Elysée, le Président de la République a dit à Antoine Pinay : Je sais, merci ! »
Pierre Laforêt rapport l’étonnement et l’incrédulité de François Mauriac, lorsqu’il débarqua la première fois chez lui avec non Nagra! : « Je me demande qui pourrait bien m’entendre avec cette drôle de machine! » Puis, après quelques secondes : « ne seriez-vous pas étudiant ? N’est-ce pas une blague ? »
Tout était à inventer.

Ceux qui ont eu la chance de participer aux premières heures d’un journal d’une radio ou d’une télé savent cette insouciance qui ressemble au bonheur où il n’y a que des raisons d’espérer. Europe n° 1 bouleverse immédiatement toutes les idées sur la radio. Forcément, donner un coup de pied dans le château de cartes des conventions, seuls des enthousiastes pouvaient le faire. Les rédacteurs en chef avaient disposé leurs bureaux aux quatre coins de la salle de rédaction ! Siegel menait la danse…
Les reporters, au milieu, prêts à partir sur l’heure, avec leur Nagra dans leur casier (quand il y en eut assez pour tout le monde), leur valise Air France bleue, en tissu imperméabilisé, une chemise, une brosse à dent et une surcharge de bonne volonté. Bref, ce furent les premiers patriotes d’Europe n° 1, allez, citons-les tous les valeureux de cette première équipe : Maurice Siegel, Jean Gorini, Claude Terrien, Georges Atschuler, Jean Pichon, Louis-Roland Neil, Georges Leroy, les sportifs Jacques Forestier, Robert Bret, Ben, Tomy Franklin (remplacé par Fernand Choisel), André Marin, Pierre Laforet, Maurice Lemay, Charles Zanettacci, Pierre Molteni, Louis Rognoni, Jean Bedel, Azzo.
D’autres ont suivi. Pierre Andro, embarqué à Europe n° 1 en 1955 qui avait été rappelé sous les drapeaux au moment des événements du Maroc faisait le mur, chaque matin, pour participer au journal. Il a été comme presque tous, Paul Pelletier -lui, ça le protégeait des regards indiscrets de ses supérieurs- mais en fait, si on usait du Paul Pelletier, du Jacques Barreau ou encore du Paul Cousin, les pseudonymes maisons sous lesquels tous les grands noms d’Europe n° 1 ont travaillé, c’était pour ne pas galvauder l’antenne. Il fallait faire ses preuves et mériter d’être du journal parlé. Cette habitude a maintenant disparu.
C’était à la trique !
Pourquoi le cacher. Europe n° 1, c’était un style. Et on n’hésitait pas à virer. Le plus grand turn-over de la presse française. Ainsi, un jour, Armand Jammot, qui était de l’édition du matin avec Louis-Roland Neil, Jean Pichon et Georges Altschuler, se retrouve quand remonte du studio nez-à-nez avec Maurice Siegel :
« Ecoutes, coco, ça ne peut plus durer comme ça ! » Quoi ? Devant toute l’équipe, Siegel continue : « t’as une voix dégueulasse ce matin, cette information que tu as donné sur la sacrée congrégation, on aurait dit une bordée d’injures ». Jammot se défend : « Eh, merde, vous charriez, surtout toi, Maurice, je ne vois pas très bien la différence entre ma voix et la tienne, elles sont bien tout aussi dégueulasse ». A ce moment-là, Georges Altschuler, de<AA sa voix acidulée lance : « non Armand, ce n’est pas tout-à-fait la même chose, parce que toi tu as l’accent des faubourgs et Maurice, l’accent des boulevards ».
L’anecdote est connue, elle fait toujours rire. Mais Armand Jammot, viré du journal, a rejoint l’équipe de « Vous êtes formidables ! ». Pour lui, le micro, c’était fini. D’autres voix, pire que la sienne, ont depuis fait une brillante carrière. La plus célèbre : celle d’Albert Simon. « Le premier jour que nous l’avons vu arrivé, se souvient Louis-Roland Neil, on se poussait du coude. Très lent, glissant un pied devant l’autre, assez raide, avec son chapeau tout droit sur la tête et son cache-col relevé, comme les Russes. Ce n’est pas possible, ce mec qui parle avec un accent bourguignon qui n’en est pas un ! Ca a été le mérite de Gorini de l’imposer.
Ils n’étaient jamais contents. Pour eux, le meilleur était toujours à venir. On ne s’ennuyait pas. Ils se marraient même tellement à leur conférence de rédaction, autour de leur longue table en bois, près des fenêtres de leur ancien hôtel particulier : « Alors, coco, qu’est-ce qu’on met aujourd’hui dans le chapitre des putes », que cela leur donna l’idée d’Europe-Soir, journal dialogue à plusieurs voix, entièrement écrit. Un régal. Et puis, un jour, Siegel dit: « Pourquoi on n’inviterait pas quelqu’un à notre table ? »
Europe-Midi présenté en public était né avec un, puis dix auditeurs qui posaient les questions de leur choix.
C’était direct et, comme on dit aujourd’hui pointu. Oui, Europe n° 1 piquait. Toujours plus… Le journal de bord de la station, tenu par (le future Goncourt) Michel Tournier, annonce en lettre majuscules : « A partir du 10 octobre, nos émissions ne s’arrêtent plus à 10h15 pour reprendre à midi. Programme continu de 6h30 à 23h ! ».
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