
Correspondance de Tokyo – Takehiko Nakafuji expose jusqu’au 24 mars 2025 à la galerie Canon de Tokyo, 200 instantanés de 30 ans de travail en même temps qu’il publie un livre sur son travail dans plusieurs villes et plusieurs moments de l’histoire contemporaine japonaise.
Takehiko Nakafuji est un photographe dont le travail s’inscrit dans la suite de la génération de la revue Provoke et d’autres photographes plus anciens. Parmi ses références Kineo Kuwabara, qu’il a admiré dans sa jeunesse est un photographe japonais des années 1930 qui a photographié Tokyo avant de devenir éditeur à la revue Caméra. Daido, lui, a été son professeur à l’université des arts visuels. Il fait parti des photographes de la génération Provoke, quant à Takuma Nakahira il a été son modèle pour son côté subversif et politique.
Nakafuji s’est affranchi de leurs influences pour développer son propre style. C’est un arpenteur de villes, un capteur du côté labyrinthique des cités. Il garde toutefois « la subversion et l’apport révolutionnaire de Provoke et de Nakahira » qu’il respecte comme il le précise. C’est l’existence dévolue entièrement à la photographie qui le met en correspondance avec la vision de Nakahira.
Jeune, il photographie les clubs de rocks et les lieux underground, puis, les bars gays de Tokyo. Dans l’exposition, on remarque une performeuse en bas résille prise au flash qu’on retrouve dans son premier livre publié en 1995. Pour prendre cette photo, il s’est fondu dans la foule des danseurs en portant un loup pour mieux se glisser dans l’ambiance et capter la scène.
Nakafujj travaille à l’instinct, même si l’ensemble de son œuvre peut constituer une valeur documentaire et anthropologique sur l’évolution des villes, il demeure un photographe qui brouille les pistes. De chaque lumière, il tire la substantifique moelle et, s’abstrait des œuvres de légendes. Mais, tout piéton averti qui connaît ces villes peut reconnaître les endroits photographiés malgré des angles inédits, inhabituels et surprenants.
La scénographie de l’exposition, plonge le spectateur entièrement dans l’image. Le regard ne peut pas fuir dans la lecture rassurante d’une légende, il doit faire face à l’image et à la vision du photographe. Le livre « Down on the street » n’est pas un catalogue raisonné de l’exposition. Nakafuji explique :
«avoir pris part totalement par hasard à ces mouvements (ndlr : manifestation pour la démocratie à Hong Kong et Gilets jaunes à Paris) comme une rencontre fortuite, j’étais à Paris et à Hong Kong pour mon travail de testeur de prototypes d’appareils photo pour différents fabricants qui sponsorisent mes voyages et mes expositions en particulier Canon et Lumix. »
« Tokyo c’est la ville en perpétuelle mutation » ajoute-t il « depuis les différents bouleversements, comme le grand séisme de Hanshin, les grandes villes du Japon connaissent des épisodes tragiques la ville de Tokyo se reconstitue telle une amibe » écrit-il dans « Down on the street ».
« Tremblement de terre, Corona, catastrophe nucléaire ; en trente ans la ville a changée et s’est transformé» comme il l’a souligné lors d’une conférence devant 150 personnes à l’occasion de la sortie de son livre.
Nakafuji insère la poésie de l’errance urbaine dans ses images entre illusions éphémères, surgissements du passé et évidences lumineuses et graphiques ; ou vues nocturnes contrastées. Dans les deux cas, les plages ombragées et contrastées cisaillent les personnages et les architectures.
Faire des parallèles entre les époques et les pays ; entre le passé et le présent, les moments calmes ou les émeutes, c’est sa marque de fabrique. Si il n’est ni journaliste ni photographe documentaire, Nakafuji saisit l’époque à travers les lieux comme le portrait déchiré de l’affiche du dictateur de Chaplin ou le regard perdu d’un cosplayeur au sanctuaire nationaliste de Yasukuni .
Entretien avec Takehiko Nakafuji

★Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans la photographie de rue ?
Je suis né et j’ai grandi à Tokyo. On pourrait dire que les rues de Tokyo sont mon espace de vie et mon environnement naturel. Mes sentiments mêlés d’amour et de haine pour ma ville natale, Tokyo, sont le point de départ de ma photographie de rue.
Quand j’ai commencé à prendre des photos au lycée, j’allais dans des salles de concert punk rock et je prenais des photos des rockeurs et du public. Dans le prolongement de cela, j’ai naturellement pointé mon appareil photo vers les rues et ceux qui y traînaient.
★Comment la littérature a-t-elle influencé votre photographie ? Vous faites référence à James Baldwin dans votre travail, mais y a-t-il d’autres auteurs qui vous ont inspiré ?
J’étais inscrit au département de littérature à l’université, mais j’ai perdu tout intérêt pour les études de littérature à mi-chemin et j’ai abandonné. Il y a très peu d’influence littéraire sur mon propre travail photographique. Je suis un lecteur assidu du recueil de poésie « Death Sentence » du poète anarchiste de l’ère Taisho, Hagiwara Kyojiro, donc je pense que cela a eu une certaine influence sur moi. Mais, c’est plutôt la musique rock underground comme Naked Rallizes qui a eu une énorme influence sur moi. On peut également dire que le rock est une forme de littérature moderne. Je puise également beaucoup d’inspiration dans diverses sources, telles que le travail d’anciens photographes, de vieux magazines et des cartes postales d’avant-guerre.
★Vous avez mentionné que vous travaillez sur commande de certains médias, quels sont-ils et comment cela se fait-il
Mon travail principal consiste à prendre des exemples de photos avec de nouveaux appareils photo et à donner des conférences à la demande des fabricants d’appareils photo. Il s’agit non seulement de la publication d’œuvres mais aussi de rapports d’utilisation des caméras.
★Même si vous ne prétendez pas directement être un photojournaliste ou un photographe documentaire, les questions sociales traversent votre travail.
À l’époque de Provoke, Daido Moriyama n’était pas particulièrement intéressé par les questions politiques, mais Takuma Nakahira était étroitement impliqué dans le mouvement étudiant et était très actif en politique. J’ai lu ses livres « Pourquoi un guide botanique illustré ? » et « Theory of Photography » à plusieurs reprises quand j’étais jeune et j’ai été profondément influencé par eux. Je crois que Nakahira n’était pas seulement un étudiant militant, mais aussi un penseur radical.
★J’ai entendu dire que vous aviez un intérêt direct pour le mouvement des Gilets jaunes en France et le mouvement pro-démocratie de Hong Kong.
En 2019, j’ai visité Hong Kong et Paris pour participer à des expositions collectives et organiser des expositions personnelles, qui ont coïncidé avec la montée du mouvement pro-démocratie à Hong Kong et des manifestations des Gilets jaunes en France. J’ai été témoin de quelques manifestations violentes. J’ai été impressionné par l’enthousiasme et le dynamisme des jeunes de Hong Kong qui ont montré leur détermination, mais le résultat a été que la situation politique s’est aggravée et que le mouvement pro-démocratie a subi un revers.
Je suis également déçu par les limites des manifestations comme moyen de protestation.Pour apporter un véritable changement epolitique, nous avons besoin que les jeunes participent à une politique qui n’implique pas de protestations violentes, et nous avons besoin de politiciens dotés de solides compétences en leadership.
*Outre Daido Moriyama, y a-t-il d’autres photographes qui vous ont inspiré, comme William Klein ?
Mes photographes étrangers préférés sont William Klein, Ed van der Elsken, Brassaï et Robert Frank. Parmi les photographes japonais, je suis un grand fan de Kuwabara Kineo, qui a pris des instantanés du Tokyo d’avant-guerre. Quand je regarde ses photographies, j’ai l’impression de marcher dans les rues animées de Tokyo avant qu’elle ne soit détruite par les raids aériens.
★Pourriez-vous développer davantage votre réflexion sur l’approche spatiale de la photographie, entre les objets du livre et la scénographie de l’exposition que vous dirigez ?
La qualité de chaque photographie individuelle est importante, mais le livre photo est une œuvre d’art complète qui comprend la conception, l’édition et l’impression, et l’exposition photo est une installation. Je pense que c’est un moyen d’expression plus puissant. Je trouve ennuyeux les livres photo qui ne sont que des catalogues ou des expositions photo qui présentent simplement une série de photographies. Cette exposition photo à la Canon Gallery est une exposition de style installation produite par la commissaire Masako Sato. Les murs ont été disposés comme un labyrinthe, rappelant les ruelles de Tokyo, et des projecteurs ont été utilisés pour mettre en valeur les œuvres dans le lieu sombre. La musique jouée sur place est également un facteur important. Je voudrais que les visiteurs de l’exposition photo vivent l’exposition comme s’ils se promenaient dans la ville.
★L’approche formelle de la lumière est également intéressante, avec des contrastes très marqués. Pourquoi avoir fait un choix esthétique aussi radical ?
La photographie est appelée « shashin » en japonais, ce qui signifie « capturer la vérité ». Cependant, je pense que « light painting », qui signifie « peindre avec la lumière », est plus correct. Lorsque je photographie et termine mes œuvres, j’accorde une grande importance à la représentation de la lumière. Plutôt que d’utiliser la lumière telle quelle, l’image est créée en la rendant plus forte. En ce sens, je pense que ce n’est pas seulement un enregistrement, mais une expression abstraite.
Le site de l’artiste
- Takehiko Nakafuji
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