
En 2013, au lendemain de sa libération, j’ai rencontré Jonathan Alpeyrie qui sortait d’un calvaire de 81 jours de détention par les djihadistes en Syrie. Une interview qui m’a marquée. Et puis, nous nous sommes perdus de vue. Il y a quelques semaines, Jonathan m’a rappelé. Il va séjourner en Europe et va publier un livre sur ses reportages sur les narcotrafiquants. Une bonne raison de se reparler.

Depuis notre rencontre en 2013, peux-tu nous résumer ce que tu as fait ?
Après mon kidnapping, quand j’ai été libéré au mois d’août 2013, je me suis posé la question de savoir si j’allais continuer ce métier de photojournaliste. Je me suis toujours considéré, et cela s’est avéré exact, comme quelqu’un d’assez résiliant ; donc je me suis remis dans le bain très rapidement. Deux, trois mois après mon retour, je suis allé pour Paris Match, en Égypte, au Caire couvrir les attentats. Il y en avait pas mal à l’époque. Je me suis remis dans le bain comme ça. Ce n’était pas vraiment la guerre, c’était un peu chaud, c’était l’Égypte, c’est toujours un peu compliqué là-bas. Ce n’était pas mal, une espèce de période de transition.
Et puis, il y a eu Maïdan en Ukraine, je n’ai pas vraiment couvert toute l’histoire. J’y suis allé vers la fin, en février 2014. Je suis revenu à Paris, puis aux Etats-Unis… Mais j’ai pensé qu’il y allait avoir la guerre et en avril 2014, je suis parti dans le Donbass. La guerre a éclaté quelques jours après. Je suis allé dix fois là-bas. J’ai été blessé deux fois. La dernière fois, c’était au début mars pour l’invasion russe et j’y suis resté jusqu’en mai 2022,
Entre-temps, j’ai fait plein d’autres reportages, pas mal sur la drogue. Ça faisait déjà cinq, six ans que je travaillais sur la drogue… Mais évidemment, j’ai aussi été à Gaza, en Israël et à Los Angeles pour les incendies. Quand il y a des gros coups, il faut y aller. Par exemple en 2016, j’ai suivi Trump dans sa première campagne. Donc, quand il y avait des très gros coups, je les couvrais et ce jusqu’à, à peu près 2019. A cette époque, je me suis un peu calmé et j’ai décidé de me concentrer sur le grand commerce de la drogue. Donc, j’ai mis de côté tout ce qui était news, enfin pas entièrement, je suis quand même allé au Moyen-Orient pour la guerre du 7 octobre.
Et tu as travaillé pour qui ?
En 2015, j »ai pratiquement arrêté de travailler pour les agences.
Pourquoi ?
Parce que financièrement, ça n’a plus aucun intérêt. Je pense que c’est acté depuis longtemps. Tout le monde le sait, ce n’est pas un scoop. J’ai alors développé de bonnes relations avec Vanity Fair avec qui j’ai longuement travaillé pendant cinq ans. J’ai redirigé ma carrière en tant que contributeur avec de grands médias internationaux : Vanity Fair, Bloomberg, CNN, et d’autres.
Et, aussi, des agences, un petit peu, de temps en temps. Je m’entends bien avec Sipa, mais c’est très peu… Il n’y a juste pas d’argent, ça ne sert à rien. C’est ça le problème. Le prix des photos est devenu absolument ridicule… Des photos de guerre qui se vendent à 2, 3 euros la photo… Tout ça est devenu absolument ridicule.
Finalement, là, tu me parle d’un livre sur la drogue, tu as donc beaucoup travaillé sur ce sujet.
Oui, ça m’a toujours intéressé les milieux un peu sombres, la face cachée des activités humaines. A partir de 2012, j’avais déjà pas mal travaillé à la frontière de l’Arizona et du Mexique, des deux côtés, sur les cartels, sur la drogue avec certaines unités de police américaine en civil, et un peu avec les cartels côté mexicain. Après, je n’y ai plus trop touché mis à part que je suis allé en Haïti la même année pour un reportage sur la drogue et les gangs. J’y suis retourné en 2022, mais là, c’était beaucoup plus chaud. Haïti, c’est devenu l’enfer sur Terre. J’ai aussi couvert le tremblement de terre de 2021.
Et petit à petit, la drogue m’a repris à partir de 2018, 2019.Je suis allé au Brésil, et là, j’ai vraiment commencé à développer un intérêt intellectuel, mais aussi purement photographique.
Et c’est ce qui va donner le livre qui sort cette année. On en reparlera. Je ne donne pas trop de détails, parce qu’il sortira en septembre. Ce sera un gros bouquin, 240 pages d’une belle maison d’édition new-yorkaise, sur six ans de reportages dans les zones de guerre de la drogue en Amérique latine, Amérique centrale, Mexique, Caraïbes et États-Unis.
La drogue, c’est très compliqué à couvrir comme sujet…
C’est probablement un des sujets les plus difficiles à couvrir. Il faut des contacts, des relations très difficiles à avoir et à maintenir avec confiance. Donc, rien que ça, déjà, c’est un travail énorme qui ne marche pas toujours. La moitié du temps, les choses tombent à l’eau. Ce sont des voyages qui coûtent très cher et, de temps en temps, tu ne fais rien… Et puis une fois, un autre voyage pendant deux jours, tu fais des photos extraordinaires ! C’est vraiment aléatoire. Il y a des endroits où j’ai travaillé plutôt côté criminel surtout au Brésil, un peu au Mexique ; mais à 70%, j’ai couvert le côté gouvernement, qui est, de temps en temps, un peu mélangé. Donc c’est toujours un peu compliqué. Et au niveau photo, ce sont des projets qui coûtent très chers parce que ce sont des projets sur la durée. Ça peut mettre des mois voir des années avant d’avoir les photos que tu souhaites.
Et là, tu vas venir en Europe pour ça ?
J’étais déjà là, mais on ne s’est pas vu parce que toutes les semaines, les lundis matins ou les dimanches soirs, je prenais un train de Paris pour la Hollande. Je commence mon prochain livre sur le commerce de la cocaïne dans le monde entier, mais, je ne veux pas trop en parler en détail parce que ce n’est vraiment que le début, mais en gros, ça sera un autre livre avec plus de texte que de photo. Un livre différent de celui qui sort cette année. Un livre sur ce grand commerce de la cocaïne et ses implications sur la mondialisation, sur nos comportements, comment les États ont laissé tomber en Europe en particulier. Ça va vraiment essayer d’attaquer tous ces grands sujets et en tout cas, essayer de faire réfléchir les gens.
Donc aujourd’hui tu travailles sur les Pays-Bas, la Belgique…
Oui. Et très important, l’Italie.
Et la France ?
La France Pour moi, c’est compliqué. Sans rentrer trop dans les détails, le ministère de l’Intérieur ne m’aime pas trop. J’ai eu quelques soucis avec eux. C’était avant que le nouveau ministre prenne ses fonctions, donc on va voir… Mais en France, Je pense que c’est devenu très compliqué de travailler. On va voir. C’est quelque chose que je Je tenterais… Du côté police, ils étaient partant et ils étaient assez déçus que ça ne marche pas à la fin.Mais Tout en haut, au ministère, ils ont estimé que j’étais trop, on va dire, trop conservateur, pour faire simple. Et ils n’ont pas aimé… La police, elle, voulait que je travaille avec elle, mais ça remontait en haut et là, c’était purement politique. Donc, du coup, je ne sais pas si j’ai vraiment envie de travailler avec eux étant donné le coup qu’ils m’ont fait : tout était bon, j’avais accès à tout. Et au dernier moment, ils ont décidé de changer et ça, ça ne se fait pas.
Bien que tu sois né en France, ils te prennent pour un Américain.
Ce n’est pas faux, parce que je n’habite pas en France, je ne paye pas mes impôts en France. J’ai des notions assez régaliennes sur plein de sujets et je pense que ça n’a pas trop plu. Quand on me pose la question sur comment résoudre le problème de la drogue ; je dis que si on peut le résoudre, il faut y aller très, très fort. Mais j’étais assez critique sur les États européens qui ne font rien ou quasiment rien pour remédier à ce problème qui est maintenant un problème stratégique qui va directement imputer sur le pouvoir de l’État et la sécurité d’un État et donc des gens. Et ces imbéciles ne font rien. Donc moi, je sais comment ça va se terminer. C’est déjà le cas. C’est ce qu’on appelle la balkanisation, des zones complètement perdues. Sur les 1 000 zones concernées, il y en a peut-être 3 ou 400 qui sont entièrement gérés par le commerce de la drogue à 100%.
Mais comment faire pour photographier ça ?
C’est très difficile. Un moyen pour photographier le côté criminel, c’est d’être avec les unités de police. Parce qu’à ce moment-là, tu es avec eux, tu fais ce que tu veux d’une certaine manière tu es directement en contact avec les mecs, que ce soit dans les HLM, les appartements, dans la rue. Là, tu fias vraiment des photos. Après, travailler avec des groupes criminelsje l’ai fait. Le problème c’est de faire les deux côtés, ça devient très dangereux. Il faut faire gaffe. Mais ce sujet, photographiquement, c’était un vrai challenge, un très beau challenge en tant que photographe.
Et ça, qui est-ce qui t’achète ça ?
Pour financer, je recours beaucoup au mécénatt. Les médias ne payent presque plus et les ventes sur mes grands reportages sont de plus en plus rares. Je fais une belle publication tous les deux, trois mois, c’est tout, ça ne rapporte rien. Donc, je suis obligé de trouver des fonds privés pour m’en sortir. C’est le seul moyen. C’est ce que m’avait dit Jean-Jacques Naudet il y a des années, quand je commençais ma carrière. Naudet était encore à New York, à American Photo, il me disait : « Tu verras, des gens qui s’en sortiront sont ceux qui auront de l’argent privé ou des gens qui lèveront des fonds », donc du mécénat. Il avait vu juste. Ça remonte à 20 ans. Il avait raison. C’est exactement ce qui s’est passé.
Aujourd’hui, tout le monde est photographe. Et il y a beaucoup de très, très bons photographes. C’est incroyable. Et des gens qu’on ne connaîtra jamais. C’est très triste, d’une certaine manière. Moi, j’ai eu de la chance de commencer ma carrière en 2001, à l’époque où le journalisme était encore assez traditionnel dans sa manière de penser par rapport à l’argent. Donc, j’ai pu avoir des bases assez fortes et à partir de là, prospérer. Mais pour ceux qui commencent maintenant, a mon avis, il faut qu’il est de l’argent, de l’argent personnel.
Lire : Jonathan Alpeyrie, 81 jours otage en Syrie –
- Jonathan Alpeyrie
L’ex-otage des djihadistes syriens
travaille aujourd’hui sur le narcotrafic - 28 mars 2025 - Edouard Elias
« Cette voix que j’ai entendue ici,
c’est la voix qui me terrorisait, je suis formel. » - 21 février 2025 - Undergfound - 21 février 2025
Et pour ne rien louper, abonnez vous à 'DREDI notre lettre du vendredi