Sylvain Julienne au Cambodge « Un jour Sylvain Julienne est revenu des combats avec deux enfants survivantes d’un massacre…
Photographie Jack Burlot

Avril 1975, les Khmers Rouges sont aux portes de Phnon Penh, Sylvain Julienne et son ami Sou Vitchi vont au front et en ramène deux enfants avant de devenir otages de l’ambassade de France. En 2019, sept mois avant sa mort, Sylvain Julienne a écrit un récit que Phally Julienne, sa fille adoptive, a confiée à Jack Burlot. Grâce à eux, nous publions « les bonnes feuilles » de ce qui devrait devenir un livre, si il se trouve un éditeur pour le publier.

Nous avons conservé l’orthographe du nom de la petite fille tel que Sylvain Julienne l’a écrit dans ce document : Pali qui est devenue Phally JUlienne officiellement.

A soixante kilomètre au sud-est de Phnon­Penh, également au bord du Mékong mais plus près de son embouchure et de la frontière vietnamienne, il y a une ville encerclée et bombardée depuis longtemps qui ne devrait pas tarder à tomber, depuis le temps qu’elle est arrosée d’obus de mortier : c’est Neak Luong. Ma solution pour aller y faire un tour ? Soudoyer un pilote de l’armée gouvernementale pour qu’il nous y dépose, Su Vichith et moi, vingt-quatre heures.

Evidemment, le pilote n’a pas intérêt à se faire prendre par ses supérieurs… Vichith est un ami photographe cambodgien qui travaille lui pour Associated Press. C’est donc lui qui négocie. C’est OK : pour 300 dollars, demain après-midi, le pilote nous déposera là-bas. Pour le retour, je lui promets 400 dollars s’il vient nous rechercher, histoire de le motiver. S’il ne vient pas, on est mal parti ! Vichith, lui, est moins enthousiaste que moi pour notre expédition : c’est qu’il a une femme et deux enfants. Moi, je suis seul.

Ce soir-là, je vais chez Shanta passer quelques heures à la fumerie d’opium. Au retour, c’est déjà le couvre-feu et les rues sont désertes. Je rentre tranquillement à pied en un quart d’heure à l’hôtel sans rencontrer âme qui vive.

Le lendemain au début de l’après-midi, Vichith et moi, on se rend à l’aire de stationnement improvisée de quatre ou cinq hélicos. Notre pilote est là et il n’a pas changé d’avis. Il se fait discret, à cause des autres pilotes. Avec lui, il a un mitrailleur. Moi, je suis en jeans, T shirt et tennis, comme d’habitude, mais j’ai ma sacoche : deux Nikon, des objectifs et de la pellicule. Je passe les 300 dollars au pilote et il nous embarque. On est quatre. On décolle. Le mitrailleur est à l’arrière. Quand il me tend un casque, je vais pour le mettre ; il m’explique de m’asseoir dessus : les rafales d’AK47 viennent d’en bas ! Les AK47, ce sont les kalachs des Khmers Rouges, de fabrication russe ou chinoise, alors que les gouvernementaux, eux, ont des M16. Les AK47 ont un bruit plus métallique que les M16 : ça se distingue assez bien.

On va voler au-dessus des cocotiers et des rizières pendant à peine vingt minutes. J’ai une impression de grande vitesse parce qu’on rase les arbres et que l’hélico est ouvert à tout vent. D’en-dessous, on est une cible idéale, alors le pilote zigzague un peu. Sur le trajet, on a de la chance. Avant d’arriver à Neak Luong, le pilote se met d’accord avec Vichith: rendez-vous demain sur le terrain de foot à quatorze heures mais il ne faudra pas traîner et on a intérêt à y être !

Dès l’approche, ça se met à tirer de partout : les Khmers Rouges nous ont entendus arriver ! Le pilote ne se pose même pas pour nous larguer. Je saute et je commence par me casser la figure avec ma sacoche. Ensuite, on court comme des fous jusqu’au premier baraquement pendant que ça canarde de tous les côtés.

Dans la rue, quelques cadavres mais rien de spectaculaire à photographier. De toute façon, on ne traîne pas. Une fois dedans, on va évoluer d’une maison à l’autre par l’intérieur: les murs ont été percés, ce qui permet de se déplacer d’un bâtiment à l’autre.

On finit par tomber dans un garage sur quatre pauvres soldats des forces gouvernementales, ou plutôt quatre sous­officiers : tout ce qui reste du poste de commande1nent : un sergent, un adjudant… Je ne connais pas bien les grades. Ils sont planqués dans la fosse du garage et ils nous font un peu de place. On va y passer la nuit, dans ce trou. Jusqu’à présent, zéro photo. En cette saison, la nuit tombe à 18 heures, d’un coup, et là, plus question de photographier. Il faut attendre le matin. Le vieil adjudant parle très bien français; il me dit qu’il a fait partie de l’année française. Les Khmers Rouges sont partout. Il ne sait pas s’il va s’en sortir ou s’il va mourir ici. Ca lui fait du bien de parler, et de parler français, alors il me parle tout bas du temps où il était un soldat français. Les tirs se rapprochent, s’arrêtent, s’éloignent, reprennent… Les gars n’ont plus de munitions, ils savent qu’ils ne peuvent rien faire : cette nuit, demain, si les Khmers Rouges entrent, ils vont les massacrer. Nous aussi, on le sait, mais nous, avec un peu de chance, le pilote de l’hélico, appâté par mes dollars, nous repêchera… Mais demain, c’est loin. On partage une gamelle de riz dans le noir. La nuit est là et la peur ronge ces pauvres gars. Les tirs s’intensifient. Tout d’un coup, une grenade éclate sur le rideau de fer ondulé qui ferme la porte du garage. Ça nous assourdit, mais la porte tient bon. Ils n’ont qu’à entrer et en balancer une dans notre trou, et ce sera fini. Vers deux heures du matin, les tirs de 1nortiers, des AK47 et des grenades n’arrêtent pas. Ils doivent être à cent mètres, peut-être même dans la rue ? L’ancien militaire français me donne une grenade pour ne pas être pris vivant parce que, dit­ il, je suis blanc… Je la prends. Elle va être longue, cette nuit !

Au petit jour, les tirs s’éloignent. Les armes se taisent. Va savoir pourquoi ? On sort de notre trou, Vichith et moi et on fait prudemment le tour du village en veillant à ne pas rester à découvert. D’un mur à l’autre. C’est calme. On n’a pas peur des mines : on est en plein village, mais on fait attention quand même. Les gens doivent être terrés chez eux. Quelques personnes sortent. Quelques photos. Pas grand-chose : où sont donc passés les habitants ? Tous chez eux ? Il est peut-être dix heures du matin. Il fait déjà chaud et humide. 30, 35 degrés ? Plus tard dans la journée, ça va monter.

A force de tourner dans le village, on se retrouve devant une école. On va pour rentrer, et là, d’un coup, on se retrouve en enfer. La cour fait peut-être quinze mètres sur quinze. Au sol, il n’y a rien de particulier, mais de chaque côté… Deux des quatre murs sont masqués par des murs de cadavres. Des cadavres empilés, hommes femmes, enfants, sur plus de deux mètres de haut. Des mnurailles de morts entre lesquelles on avance. Des murs sur lesquels quelqu’un a jeté quelques plastiques transparents. Et pour qu’ils ne basculent pas vers le centre de la cour, ici et là, il y a quelques bouts de bois qui servent d’étais aux deux murailles. Pas de mouches. Pas encore : le massacre vient d’avoir lieu. Hier ? Avant-hier ? Quelqu’un a dû ranger les corps contre les murs au fur et à mesure que les morts étaient amenés à l’école. Ce sont sans doute les survivants qu’on ne voit pas parce qu’ils sont terrés dans leurs maisons qui ont fait ça ces derniers jours. Ils ont ramassé leurs morts dans les rues voisines et ils les ont regroupés ici dans l’attente de pouvoir creuser une fosse ou de les brûler. Vichith et moi, ont photographie ces murs en silence. Je ne me sens pas si bien que ça, derrière mon Nikon.

Tout d’un coup, on se rend compte que ça geint, quelque part. Au milieu du mur d’en face, une large porte ouverte. On pénètre dans ce qui a dû être une immense salle, beaucoup plus grande que la cour. Partout, des blessés qui saignent, qui geignent, des mourants qui râlent, mêlés à des cadavres qui n’attendent plus que d’être évacués dans la cour, seulement, il n’y a personne pour s’en occuper. Le sol carrelé n’est que sang. Vichith et moi, on enjambe les corps en faisant des clichés. C’est l’horreur. Assis, appuyé à un mur, un vieillard torse nu respire. Il est maigre, hagard. Il nous regarde à peine. De sa main, il protège un bébé qui ne doit pas avoir un an, blessé, inconscient, et qui a vomi.

On ne fait plus de photos. On ne peut rien pour ces gens. Pas de soins, pas de secours. On ne peut absolument rien faire, sinon se sauver, nous. Se sauver ? Eux, tous ceux qui geignent, ils vont probablement mourir. Et peut-être qu’ils rejoindront le mur des morts. Vichith commence à parler au vieux, et le vieux répond. On ne peut rien faire, vraiment ?

Tout d’un coup, ça me prend : je demande à Vichith de parler au grand­ père pour moi. De lui dire qu’on va repartir en hélico. Est-ce qu’il veut bien qu’on prenne le bébé pour le déposer à l’hôpital Calmette à Phnom-Penh où il aura une chance de s’en sortir, lui ? Elle, c’est une petite fille. Le grand-père dit oui, mais il ajoute : il y a sa sœur qui a été chercher de l’eau à la rivière et qui devrait revenir… Aller chercher de l’eau sur le bord du Mékong sous les tirs des AK47 des Khmers Rouges embusqués sur l’autre rive ? C’est de la folie, mais d’un autre côté, ils ne peuvent pas mourir de soif sans rien faire. Et c’est là que je vois arriver une gamine toute menue. Elle ne doit pas avoir cinq ans. Pieds nus, habillée d’une chemisette. Des cheveux noirs mi-longs. Elle marche en s’appuyant à une branche qui lui sert de béquille. Ses jambes ont pris il y a très peu de temps des éclats de mortier. Vilaines blessures. Elle ne pleure pas, elle nous regarde. Elle tient un petit seau d’eau qu’elle laisse à son grand-père. Je les prends tous les deux en photo. Le vieux lui explique qu’on va l’emmener à l’hôpital avec sa petite sœur. Et moi, je sors un papier et un crayon de ma poche et je me mets à écrire mon adresse et mon nom : Sylvain Julienne, le nom de la rue d’Evreux où j’habite et je demande à Vichith de préciser au vieux que cette adresse, c’est pour la vie, parce que c’est l’adresse de mes parents En fait, depuis la traversée de la cour, je ne me sens pas bien. Comme si j’étais coupable de quelque chose. Le grand-père prend le papier et dit à la petite de nous suivre. C’est qu’il est bientôt deux heures, il faut filer au terrain de foot et on a intérêt à être en avance !

Vichith prend donc tout doucement le bébé dans ses bras, je donne la main à la petite et nous laissons son grand-père. Il faut d’abord repasser par l’antichambre de la mort, par la cour d’école. On ne regarde plus sur les côtés, on va tout droit, on se dépêche. Le stade de foot n’est pas loin, peut-être trois-cent mètres. La petite ne peut pas suivre. Je la prends dans mes bras. Dès qu’on atteint le stade, une mauvaise surprise nous attend : les derniers survivants du quartier qui ont osé sortir, peut-être une soixantaine de personnes, sont là, à attendre quelque chose à une extrémité du terrain. Si notre hélico se pose, il va être pris d’assaut et il ne repartira jamais nulle part ! D’autres hélicos en attente ? Ca parait improbable. On ne peut faire autrement que de se joindre à ce groupe. Vichith discute. Il semblerait que la veille ou l’avant-veille, un hélico soit venu prendre des gens qui avaient de l’or, des bijoux à donner, en échange de leur sauvetage, alors les gens attendent. Ils n’ont sans doute rien à donner, mais tout à perdre. Il fait très chaud. Peut-être 40 degrés. Lourd, mais la mousson n’est pas encore là.

Soudain, derrière les cocotiers, un vrombissement. Notre hélico ! Tout le monde se lève en même temps. Il s’approche. Je reconnais le pilote et il me repère avec Vichith et me fait un petit signe. Je comprends. J’attrape la petite dans les bras et j’entraîne Vichith et son bébé avec moi à l’autre bout du terrain de foot, tandis que l’hélico fait du surplace, immobile, à deux mètres au-dessus de la foule, pour la fixer. Quand il nous voit assez éloignés, près de l’autre but, le pilote met les gaz et d’une courbe, il nous rejoint. Il ne pose mêtne pas les patins. Il nous cueille. Le mitrailleur nous tend la main. Nous sommes quatre à grimper, mais les petites pèsent si peu. Poursuivi par la foule désespérée, il décolle de justesse direction Phnom-Penh. Immédiatement, je mets la main à la poche et je lui donne ses 400 dollars. Il les a mérités.

Au décollage, pas un seul tir. Le pilote rase les cocotiers et nous ramène à toute vitesse à son aire de départ. Le temps de le remercier, on se regarde, Vichith et moi. On hèle un taxi et tout va très vite. Le taxi nous dépose à l’hôpital Calmette tous les quatre. On installe les deux petites dans deux lits, dans une salle commune. Un copain médecin français vient les voir tout de suite. Pour le bébé, il est pessimiste. L’atteinte est trop grave. Le bébé va mourir trois ou quatre jours plus tard. Pour la petite fille dont il me confirme qu’elle ne doit pas avoir cinq ans, il préconise l’amputation à mi-jambe du côté droit : si la gangrène s’y met… me dit-il, ce serait mieux de faire ça tout de suite. Et voilà que je ne sais pas ce qui me prend, je m’y oppose. J’argumente : tu as des antibiotiques et tu vas la surveiller tous les jours, n’est-ce pas. S’il y a un début de gangrène, tu le sauras tout de suite et tu auras encore le temps d’amputer au genou, n’est-ce           pas ?               Alors laisse-lui une chance ! Et mon pote accepte. Pendant les cinq jours suivants, matin et soir, je passe à Calmette voir la petite. On apprend à se comprendre. Elle m’appelle ‘Vin. Et moi, Pali. En fait, son nom, c’est Smalie, elle me le dira bien plus tard. Et les antibiotiques marchent ! Pas de fièvre, début de cicatrisation … Quand je reviens un soir, on m’avertit de la mort du bébé. Quand j’arrive auprès d’elle, Pali sait déjà. Encore deux ou trois jours : elle est en voie de cicatrisation et l’hôpital déborde : il faut qu’elle sorte. Ils ont été très chics de me la prendre, à Calmette. Il faut que je fasse quelque chose. Je file visiter une institution suisse qui recueille des enfants, pas loin de là. C’est propre et ils sont d’accord pour les panse1nents. C’est géré par le CICR, la Croix Rouge, je crois, mais je ne 1ne souviens plus très bien: c’est que je faisais 36 choses à la fois, à ce 1noment-là. Je retourne donc chercher Pali et je la leur confie. Il n’y a qu’à continuer les antibiotiques qu’on m’a donnés et elle va garder sa jambe : enfin une bonne nouvelle !

Chaque fin d’après-midi, dès que je peux, je reviens la voir. Je ne la lâche pas. Elle non plus. Pour la première fois de ma vie, je me sens une responsabilité à l’égard de quelqu’un qui a absolument besoin de moi.

Sylvain Julienne, Evreux, mai 2019

(à suivre)

 

 

Si cet article vous a intéressés...Faites un don d'1€ ou plus... !
Et pour ne rien louper, abonnez vous à 'DREDI notre lettre du vendredi