C’est un voyage restant sous une ligne qui maille une autre Amérique, celle qui connait des taux de pauvreté supérieurs à 20 % selon la définition du recensement américain, celle des populations déshéritées, proches mais tellement éloignées des paillettes de Hollywood ou des jeux d’influence de Washington.
C’est une géographie des laissés-pour-compte, proche des Raisins de la colère de Joseph Steinbeck et du travail de Dorothea Lange lors de la Grande Dépression des années 1930. Être pauvre aux Etats-Unis c’est vivre à l’ombre du rêve américain de la réussite et de l’aisance, plus une histoire de pouvoir que d’économie, pouvoir ou impuissance à satisfaire ses besoins essentiels.
Quarante millions de personnes connaissent cette situation, un chiffre aussi élevé que la population de Californie, région la plus peuplée et la plus riche du pays.
American Geography de Matt Black
Editions Atelier EXB
Matt Black, membre de l’agence Magnum, est originaire de la Central Valley en Californie, une région agricole située au cœur de cet état loin des plages à surfeurs et où vivent ou plutôt survivent les « dos mouillés » qui triment dans les vignes et les champs d’agrumes. Après avoir documenté les ouvriers agricoles et leurs familles, le photographe s’est demandé combien d’autres endroits comme celui-là existaient aux Etats Unis. Pour assouvir cette curiosité, il va longuement partir sur la route entre 2014 à 2020, pour cinq voyages en bus ou en voiture, d’un océan à l’autre, à travers 46 états avec près de 17 000 km parcourus.
« Je prends le bus de 23 heures reliant Fresno à Calexico, 705 km, 10 heures. Un sac à dos, avec un slip, une chemise à manches longues, un tee-shirt, veste, chapeau, quatre paires de chaussettes, Panasonic, Hasselblad panoramique, six objectifs, trente rouleaux de pellicule. De Calexico j’irai à Bangor, dans le Maine, et retour à Calexico, 5 337 km à travers tout le pays, environ six semaines de route. »
Le résultat est un témoignage photographique intense et engagé qui s’exprime dans un noir et blanc somptueux dont l’esthétique n’affaiblit en rien la puissance du message. Matt Black a réalisé des images d’une grande simplicité de la vie des plus pauvres : une main et un bras burinés par le soleil, quasi momifiés, posés sur un poteau, des saisonniers partant au travail, un homme solitaire à l’angle d’une rue déserte, des tasses accrochées à un mur lépreux.
Pendant toutes ces années, il a enregistré cette souffrance et recueilli le témoignage de celles et ceux qui subissent l’indignité d’être pauvres dans le pays le plus riche du monde. Au fur et à mesure de son périple, il a également consigné ses impressions dans un carnet de route :
Samedi 18 août 2015, Flint, Michigan.
Quelqu’un a arraché les parements métalliques de tous les mobil-homes dans un camp abandonné en bordure de la ville. On dirait des carcasses de baleines à bosse échouées. De vieux matelas, des chaussures avachies et des sacs poubelle noirs à moitié pleins jonchent le sol. Je découvre une pile avec les documents d’une certaine Lora, et ces mots sur l’un d’eux : « Je n’ai pas de médecin traitant et j’ai demandé mon dossier au dispensaire mais je n’ai rien reçu. J’ai aussi perdu tous mes chèques alimentaires en février dernier. Je suis sans emploi et sans revenu. »
Dimanche 10 janvier 2016, Gallup, Nouveau-Mexique.
Sous le gros titre « La tempête sème la mort », le journal local rapporte l’histoire d’un homme mort dans une petite rue dont on a retrouvé le corps le lendemain matin. La ville a recensé « 17 morts de froid l’année dernière, 130 fois la moyenne nationale », explique le quotidien.
Mardi 21 mars 2017, Demopolis, Alabama.
D’après James, un gars du Comté de Hall, « Rien n’a changé. Les gens ont simplement appris à vivre ensemble sans s’entretuer. Quand je dis tuer, je parle d’armes à feu. Il y a d’autres moyens de tuer les gens. On peut les faire crever de faim, tu vois. Les faire travailler à mort. Ne pas les soigner quand ils en ont besoin. Il y a plein de façons de tuer quelqu’un. »
Vendredi 19 octobre 2018, Fallon, Nevada.
Je prends une chambre au Knights Inn à la sortie de l’autoroute. Ces villes en bordure des grands axes se ressemblent toutes. Un type entièrement tatoué, y compris le visage, demande à l’employé de l’accueil si la machine à laver marche. Non, elle est en panne.
Mardi 6 novembre 2018, Farmington, Nouveau-Mexique.
Hier, après dîner, j’ai assisté à la saisie d’une voiture devant la supérette 7-2-11 de Main Street : une berline Hyundai gris métallisé. Le couple à qui elle appartenait et son enfant ont sorti leurs sacs de courses du coffre pendant que deux hommes chargeaient la voiture à reculons sur le camion. Une fois le coffre vidé, le camion a allumé ses lumières clignotantes jaunes qui emplissaient le parking d’une lueur criarde. Les deux véhicules accouplés se sont éloignés dans la nuit tombante, laissant la petite famille en plan sur le trottoir, entourée de ses sacs.
Mardi 13 août 2019, Tuba City, Arizona.
Je parle avec Jeremy, le frère de Jacob, qui vend son sang pour joindre les deux bouts. « Les cinq premières fois, on nous donne 50 dollars pour chaque don. A partir de la sixième fois, on nous fixe un calendrier avec deux dates par semaine. C’est 25 dollars pour un don par semaine et 35 dollars le second. Alors, j’en fais deux. J’y vais en stop et je ramène l’argent. C’est une source de revenu, quoi. Quelquefois je m’en sers pour payer l’eau, le gaz, des choses pour la maison, le papier toilette, le nécessaire. Mais parfois, la fatigue gagne. »
Dimanche 8 novembre 2020, Barstow, Californie.
(…) A environ 7 km de la ville, une femme en short effrangé et talons hauts tire une valise à roulettes rose sur le bas-côté de la route sans prêter attention aux voitures. A Trona, on dirait qu’une maison sur deux est incendiée ou barricadée. Pas de réseau mobile. Même le magasin à prix cassés Family Dollar est fermé et il ne reste que « Dollar » sur son enseigne à moitié effacée ? Trona a quand même une chose en double : les cimetières, un de chaque côté.
Initialement, le projet s’appelait « Géographie de la pauvreté », pour ensuite devenir « Géographie américaine » car le photographe avait le sentiment qu’il ne faisait pas le portrait d’une population marginalisée mais bien celui du pays lui-même, de son fonctionnement profond et qu’il s’agissait de ces lieux où la prospérité n’est pas partagée avec ceux qui y contribuent.
Dans un article de 2016 intitulé Economic growth in the United States : A tale of two countries [2] (Traduction : La croissance économique aux États-Unis : la fable de deux pays), les économistes Emmanuel Saez, Thomas Piketty et Gabriel Zucman déclaraient que concernant la distribution des revenus, la moitié de la population des États-Unis avait été complètement coupée de la croissance économique depuis les années 1970, alors que celle du haut de l’échelle a été extraordinairement forte.
Démystification du « rêve américain », comme l’avait déjà fait Robert Frank avec The Americans, le travail de Matt Black est un témoignage majeur sur l’inégalité, la difficulté de la vie quotidienne de ces femmes et ces hommes, de « L’Amérique vue du sol » comme le nomme l’auteur lui-même.
« Combien d’endroits comme le mien y a-t-il en Amérique ? Au cours des cinq dernières années, j’ai parcouru le pays pour tenter de le découvrir. Mais beaucoup de choses ont changé depuis que j’ai commencé ce travail en 2014. Ma foi en mon pays, et en mon propre rôle, a été remise en question. Cinq ans plus tard, les habitants de Flint ont toujours de l’eau empoisonnée, les gens dorment toujours sous des toits bâchés à Porto Rico, et le long de la frontière, la souffrance des immigrants a été transformée en théâtre politique, où les gens regardent les mêmes images mais voient deux choses différentes. Alors que je poursuis ce travail aujourd’hui, au lieu de découvrir les vestiges d’un passé imparfait, j’ai plutôt l’impression de préfigurer un avenir bien plus sombre. Au lieu de recoudre de vieilles blessures, ces lignes sur la carte ressemblent davantage à des veines qui ne demandent qu’à être ouvertes. Il est pourtant trop facile et trop cynique de dire que tout est perdu, que la foi initiale était mal placée, que la vérité n’existe pas et qu’il est impossible de trouver un terrain d’entente. Mais mon esprit est troublé, et ces questions sont loin d’avoir trouvé une réponse. J’essaierai de comprendre ces questions, ce pays et cette époque de la seule manière que je connaisse : aller regarder et voir. » (Matt Black 4 juin 2019)
Des photographies, notes personnelles, enregistrements audio et vidéo, objets trouvés, cartes postales sont visibles sur: https://readingamericangeography.mattblack.com/
- Un livre
American Geography de Matt Black
Editions Atelier EXB – Relié, 26,5 x 26,5 cm
168 pages – 77 photographies N&B
https://exb.fr/fr/home/490-american-geography.htmlDernière révision le 8 octobre 2024 à 6:40 pm GMT+0100 par
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