Ce prix prend un relief particulier alors que la guerre fait rage en Ukraine et souligne, encore une fois s’il le fallait, l’indispensable nécessité de soutenir celles et ceux qui, parfois au péril de leur vie, nous informent sur la marche du monde. Le Prix Lucas Dolega a le nom d’un jeune photographe mort en couvrant la Révolution du Jasmin en Tunisie.
Il récompense un photographe qui par son engagement personnel, son implication sur le terrain, ses prises de position et la qualité de son travail, aura su témoigner de son attachement à la liberté de l’information. Cette année, le choix du jury s’est porté sur le Belge Cédric Gerbehaye pour sa série Zoonose qu’il a consacrée à la pandémie de Covid-19 en Belgique.
En mars 2020, lorsque la pandémie de Covid-19 débute, le photographe annule un départ pour un reportage à l’étranger et se confine en France avec sa fille. En avril, la propagation du virus explose, faisant de très nombreuses victimes dans la province du Hainaut. Il décide alors de rentrer en Belgique et de documenter ce moment qui fait écho aux situations de guerre qu’il a souvent côtoyées depuis qu’il est photographe (au Congo, en Palestine, Sud Soudan…).
La Ville de La Louvière et son bourgmestre accèdent alors à son désir de travailler en immersion, essentiellement au Centre Hospitalier Universitaire Tivoli mais aussi dans une maison de retraite et dans quelques autres lieux à caractère social. La Louvière est une commune avec une forte tradition ouvrière héritée de la révolution industrielle. Comme de nombreuses villes belges, elle va être particulièrement touchée par le virus, avec un grand nombre de malades dès la première vague.
Avec le soutien de la direction de l’hôpital, Cédric Gerbehaye vivra pendant un an dans la proximité des soignants qui vont devoir faire face à trois vagues de la pandémie, toujours plus proches du point de rupture. C’est un témoignage en grande proximité avec celles et ceux qui se sont battus au quotidien pour sauver des vies, mais encore et toujours prêts à se dépasser face à l’épuisement et au découragement. Les visages et les âmes sont meurtris, on se soutient, on console, il faut malgré tout tenir bon mais les corps lâchent et les larmes surgissent.
Soignés comme soignants, les corps sont vulnérables, les tenues et les équipements, à la fois protègent et martyrisent, la peur et la mort sont présentes partout. L’écrivaine Caroline Lamarche, qui a accompagné Cédric, en témoigne :
« Avec la fatigue vient la peur. On sait quand on entre. On ne sait quand on sortira. On tient le plus longtemps possible sans boire, sans se soulager, l’armure est si complexe à défaire. A chaque étape, il faut jeter sa peau synthétique comme le serpent mue, pour en revêtir une autre, aseptique. Ce faisant, un peu d’air effleure l’épiderme en sueur, mais les muscles, au lieu de se détendre, se crispent, sur le qui-vive. La ligne de front est confuse, on meurt vieux et malade, on meurt jeune parfois, rien de logique, chacun est concerné. »
Martina Bacigalupo, présidente du jury, photographe et directrice photo de la revue 6 Mois :
« Il y a eu beaucoup de dossiers présentés et une trentaine ont été présélectionnés avec des sujets d’une bonne qualité et d’une grande variété. Le choix du travail de Cédric s’est fait à la fois sur le fond et la forme et racontait un moment particulièrement important de notre histoire récente. Nous nous sommes dit que c’était important de raconter ça d’autant qu’il y avait une approche très sensible du sujet, presque silencieuse. C’est un hommage à cette « armée » de soignants invisibles qui, dans l’ombre, ont travaillé, et travaillent encore en première ligne et qui nous ont permis de garder espoir, surtout lors de la première vague. Le mot qui me vient sur la manière dont ce sujet a été traité, c’est le respect que le photographe a montré vis-à-vis de celles et ceux qu’il a photographiés. Son implication a été déterminante dans notre choix. »
Cédric Gerbehaye lauréat du prix Lucas Dolega :
« J’ai appelé cette série Zoonose, un mot utilisé pour parler d’une maladie transmissible d’un animal vertébré à l’être humain. Après la mise en place du confinement en mars 2020, j’ai annulé un départ en reportage au Pakistan pour me consacrer à la documentation quotidienne du travail des personnels de soins dans une ville qui s’appelle La Louvière dans le Hainaut, à 40 km de Bruxelles. Y vit une population importante de gens d’origine italienne, fils et petit-fils de mineurs ou qui travaillent dans la sidérurgie. »
« J’ai documenté principalement le quotidien au sein de l’hôpital, mais également à l’intérieur d’une maison de retraite, où les gens étaient, bien entendu, à l’isolement avec les drames qu’on connaît qui sont identiques à ceux de la France. J’ai pris aussi des photos avec le personnel des pompes funèbres de la ville. Au moment où j’ai commencé à travailler, c’était la première vague. Je ne m’attendais bien entendu pas à ce qu’il y en ait d’autres et ça a duré 14 mois, de la première à la troisième vague, d’avril 2020 à juin 2021. »
« J’ai voulu montrer ce qui se passait dans cette ville, comment est-ce qu’un territoire géographique se comportait, comment il réagissait, comment est-ce qu’était gérée la pandémie. A mon arrivée, il y avait beaucoup d’infections et un grand nombre de décès dans cette région. »
« Une première difficulté c’était qu’il fallait s’harnacher avec tout le matériel et suivre le protocole pour être en sécurité, puisque je passais des urgences aux soins intensifs, puis aux ambulances, aux foyers, aux petites maisons ouvrières, à l’intérieur chez les gens. Je rappelle qu’à l’époque, la connaissance du virus et de cette maladie étaient inexistante et qu’il y avait beaucoup d’inconnues. Je pense que ce qui a été aussi compliqué, ça a été de voir la peur. Et ça, je ne m’y attendais pas. Il y avait énormément de peur chez les personnes, celles qui étaient âgées et qui étaient malades, les gens ne savaient pas ce que c’était et avaient peur de mourir, c’était l’inconnu. »
« Voir ça à quelques kilomètres de chez moi, pour moi c’était nouveau. Et puis une autre difficulté, ce fut de continuer dans le temps. C’est toujours la même chose, que ce soit ici ou à l’étranger, dans une autre situation, continuer à documenter pour que cela fasse sens. Mon travail c’est de raconter une histoire en proximité avec les gens, c’est ma manière. Je pense que ce qui était aussi particulier, c’est que la société était divisée en deux. D’un côté, il y avait les gens qui applaudissaient à 20 heures le premier mois et puis, bien entendu, ça s’est calmé. Mais il y avait aussi ceux qui étaient à l’intérieur des murs d’une sorte de château fort, qui combattaient, malgré la fatigue, à apporter des soins et à venir en aide aux autres. Cette période était très particulière. Le confinement, le vide, l’absence et l’impossibilité de pouvoir aller hors de chez soi, j’ai donc décidé d’aller vivre à La Louvière pour y faire des immersions de plusieurs semaines. Et puis je revenais un petit peu chez moi pour respirer. Mais le matin, je sortais. J’allais à l’hôpital ou chez les personnes âgées, je partais pour la journée avec les ambulanciers ou les pompes funèbres. »
« Le soir, quand j’en sortais, je reprenais une bouffée d’air et j’allais me laver, me désinfecter et je m’effondrais de fatigue à cause du protocole qu’il fallait respecter. Je me changeais plusieurs fois par jour, mais une infirmière qui est aux soins intensifs, passe six heures sans boire, sans manger, sans se soulager. Avec une seconde peau en plastique sur elle. Quand elle sort, son corps est endolori et elle a du mal à retrouver son souffle, c’est elle qui a une grande difficulté mais qui continuera son travail malgré tout. Et puis, il y a eu une évolution parce que les connaissances changeaient, On connait mieux ce virus, cette maladie et les armes pour le combattre, on sait mieux ce qu’il faut faire. On garde une température élevée aux soins intensifs parce que les patients sont quasiment nus et on les manipule, ce qui est très physique. Le personnel qui le fait est protégé par des combinaisons en plastique et ça les épuise encore plus, sachant qu’ils ont également du mal à respirer. »
« A la deuxième vague, on a ainsi utilisé des gilets réfrigérés qui se mettent au frigo et qui vont être introduits dans les tenues en plastique pour descendre la température et soulager l’inconfort. J’ai énormément de respect et j’ai été très touché par ces personnes qui sont à l’écoute et font preuve de sacrifice pour les autres. Ça m’a changé de pouvoir rester auprès de gens qui, je le pense, sont un exemple. Des personnes qui sont dans le lien, dans la résonance, dans l’écoute et qui font preuve de sacrifice pour les autres. J’ai énormément de respect pour eux. J’ai été très touché. Il y a une charge émotionnelle à l’intérieur des murs d’un hôpital et être au contact de cette charge, bien entendu, ça change un homme. »
Gilles Courtinat
L’Instagram du photographe :
https://www.instagram.com/cedricgerbehaye/
Le site du photographe :
https://www.mapsimages.com/photographers/cedric-gerbehaye/
Un livre a été édité aux éditions Le Bec en l’air :
https://www.becair.com/produit/zoonose/
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