Le jeudi 24 février 2022 leur vie, comme celle de leurs compatriotes, a brutalement basculé quand la Russie a envahi leur pays l’Ukraine. De photographes de mariage réputés, Vlada et Kostiantyn Liberov sont devenus, du jour au lendemain, photographes de guerre.
Passant d’Eros à Thanatos, ils se sont investis dans un monde de violence et de mort avec l’intime conviction qu’ils devaient témoigner par l’image de la souffrance et des destructions que connaissaient leur pays et leurs concitoyens. Puisant dans leurs économies pour se financer les six premiers mois de l’invasion, ils sont devenus ensuite pigistes pour Associated Press, des ventes à de grands médias occidentaux leur permettant maintenant de vivre modestement et de poursuivre leur travail. Il est bien difficile de quitter sa zone de confort, mais ce brusque changement de cap est soutenu par leur ferme volonté de donner une voix et un visage à celles et ceux qui sont pris au piège de la guerre, de documenter les horreurs de la violence et de sensibiliser le monde à la réalité de la situation en Ukraine. Ils veulent que leurs images deviennent des témoignages pour l’Histoire.
S’il est un domaine où les risques encourus sont au maximum, c’est bien celui dans lequel ils ont plongé. Kostiantyn et Vlada en ont rapidement pris conscience et se sont adaptés aux conditions extrêmement difficiles qu’ils allaient devoir affronter au cœur des zones de combat, sachant qu’ils risqueraient leurs vies pour travailler. La sécurité reste donc une préoccupation permanente pour eux, la leur comme celle de ceux qu’ils photographient. Ils ont du très vite apprendre à évaluer les risques potentiels, à se déplacer prudemment et à prendre toutes les mesures nécessaires pour minimiser le danger. Mais malgré les gilets pare-balles et casques qu’ils portent en permanence dans les zones de combat, ils restent très conscients que rien ne leurs garantira jamais une absolue sécurité.
Ils produisent des images qui n’ont rien à envier à celles de leurs confrères venus d’ailleurs et racontent avec talent les conséquences de la guerre sur la vie des civils et des combattants, les destructions des infrastructures et l’impact psychologique sur la population. Leur courage, leur détermination et leur capacité à capturer sans fard des moments dramatiques au milieu du chaos forcent le respect, cette aventure n’étant pas sans rappeler celle d’un autre couple célèbre, Robert Capa et Gerda Taro.
Leur engagement à raconter l’histoire des personnes touchées par le conflit mettant en lumière les conséquences dévastatrices du conflit laissera, sans aucun doute, une trace dans l’histoire de la photographie de guerre.
Entretien avec Vlada et Kostiantyn Liberov
(Réalisé le 13 octobre 2023 dans le cadre du Prix Bayeux des correspondants de guerre)
Photographies de © Vlada & Kostiantyn Liberov / Libkos
Que faisiez vous en tant que photographes avant le 24 février 2022?
Nous étions des photographes de mariage, l’amour, les baisers, les sourires et les moments heureux des gens qui s’aiment. Nous avions pas mal de succès en faisant cela. Mais après le 24 février, lorsque l’invasion a commencé, nous nous sommes dit que nous ne pouvions plus le faire parce que des gens mouraient dans notre pays. Nous devions être utiles et faire quelque chose. Et comme il (Kostiantyn) est un mauvais militaire et que je (Vlada) suis un mauvais médecin, nous avons donc décidé que la seule chose pour laquelle nous étions bons, c’était d’être photographes. En deux ou trois semaines, nous étions déjà à Mykolaïv (ville portuaire et industrielle du sud de l’Ukraine), puis nous sommes allés à Kharkiv, dans les régions qui ont subi des bombardements violents à l’époque. C’est ainsi que tout a commencé.
Vous prenez des risques pour votre vie. Comment le vivez-vous ?
Et bien, nous sommes OK avec ça. Parce que quand vous décidez d’être un journaliste de guerre, vous comprenez que de temps en temps, vous allez risquer votre vie. C’est tout à fait normal. C’est le prix à payer pour faire nos photos, pour montrer au monde la vérité sur ce qui se passe dans notre pays. Et nous n’y pensons jamais. Mais nous avons une sorte de scénario si quelque chose à l’un de nous ou les deux. Ma sœur a des consignes sur ce qu’elle devrait faire. Mais quoi qu’il en soit, rien de spécial. Je pense que tous les journalistes qui travaillent aujourd’hui en Ukraine ou dans d’autres zones de guerres connaissent les risques comme nous mais il ne s’agit pas de quelque chose qui nous concerne nous, mais il s’agit de notre pays, de notre patrie et ses habitants sont de véritables héros. Ce sont eux qui affrontent un ennemi très puissant depuis déjà près de deux ans. Et c’est d’eux que nous voulons parler lorsque nous montrons nos photos, pas de nous.
Vous êtes en couple et travaillez en duo. Comment vous organisez vous?
Nous travaillons toujours ensemble, en équipe. Kostiantyn est le photographe principal, et la majorité des photos sont de lui. Slava a pour fonction de trouver, lorsque un événement se produit, des angles différents qui auraient pu lui échapper et donne aussi des conseils techniques. Et ça marche vraiment parce que parfois il doit se concentrer sur quelque chose comme le personnage principal de l’action et elle trouve les autres sujets intéressants. Slava gère aussi les procédures d’accès aux zones de conflit et tout le travail de terrain pour notre équipe. Nous sommes tous les deux les patrons et c’est comme ça que ça marche. Pour ce qui est des médias sociaux, nous avons un compte sur Instagram, qui compte environ 500 000 personnes qui nous suivent, et c’est Slava qui gère ça, parle aux gens, décide quelles photos publier.
Quelles sont les plus importantes difficultés que vous rencontrez?
Le plus difficile c’est d’accéder à la ligne de front avec un gros travail préparatoire de paperasserie. En Ukraine, accéder en première ligne est vraiment compliqué et nous en sommes désolés pour nos collègues étrangers qui viennent dans notre pays en risquant leur vie. Ils veulent montrer au monde la vérité, ce qui se passe. Et parfois, le système, en fait très souvent, le système ukrainien ne les laisse pas faire leur travail comme ils le souhaiteraient. La plupart du temps, nous devons faire de multiples demandes, expliquer l’importance non seulement de notre travail, mais aussi du travail des journalistes et des photographes en général. Evidemment, nous comprenons qu’il y a des choses qu’il est impossible de photographier. Ça nous est arrivé de le faire mais si nous les avions publié nous aurions perdu nos accréditations. C’est donc très difficile, mais nous essayons tout de même de nous débrouiller, c’est un défi que nous essayons de relever.
Vous êtes bien connu dans votre pays grâce à votre travail. Cela vous facile-t’il les choses ?
Oui certainement, parce que les militaires nous connaissent et nous font confiance, et parfois nous facilitent même les choses. Mais le principal souci reste que les personnes qui prennent la décision d’accorder ou non les autorisations sont obnubilés par la sécurité des militaires. Il est arrivé que des journalistes se rendent sur des positions de combat et que, le lendemain, cet endroit soit totalement détruit. Ce n’était pas volontaire de leur part mais parce qu’ils n’ont peut-être pas été assez prudents. La technologie moderne permet de localiser les emplacements militaires simplement en voyant une petite partie d’une photo où il y a un bâtiment, une porte, un détail ou quelque chose de ce genre, ce qui peut mettre des gens en danger. Comme il n’y a pas assez de monde pour vérifier toutes les photos produites, il a donc été décidé d’interdire l’accès à certains endroits pour éviter ce risque.
Alors notre réputation est quelque chose qui nous ouvre parfois la porte, mais nous devons rester très vigilants sur ce que nous publions ou pas au risque de ne plus pouvoir continuer à travailler. Nous ne nous sentons donc pas aussi libres qu’avant et pas mal d’images que nous faisons ne sont pas montrées.
Comment envisagez vous votre vie après la fin du conflit?
D’abord nous reposer, mais c’est une bonne question, en fait. Nous y avons déjà réfléchi et nous savons que nous ne reviendrons jamais à la photographie de mariage parce que nous avons beaucoup changé. Tout d’abord, nous aimons la photographie documentaire qui est très différente de ce que nous faisions précédemment. En tant que photographe documentaire, vous n’avez aucune influence sur ce qui se passe, vous pouvez simplement choisir le cadre et avoir la chance d’être au bon endroit au bon moment. C’est tout. Nous aimerions donc rester dans ce domaine et serions heureux de continuer à faire un travail similaire, peut-être pas en Ukraine, mais dans d’autres pays. L’avenir nous le dira.
Les sites des photographes
https://libkos.com/ukraine-war-2022
https://www.instagram.com/libkos/
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