Le 1er décembre 1955, Rosa Parks, femme afro-américaine, enfreint la loi américaine en refusant de céder sa place à un passager blanc dans un bus de Montgomery en Alabama. Arrêtée par la police et condamnée à une amende, elle fait appel de son jugement et deviendra une figure importante d’un mouvement national de défense des droits civiques. Elle racontera « On dit toujours que je n’ai pas cédé mon siège parce que j’étais fatiguée, mais ce n’est pas vrai. Je n’étais pas fatiguée physiquement, pas plus en tout cas qu’après une journée de travail habituelle. Je n’étais pas vieille […]. J’avais 42 ans. Non, je n’étais fatiguée que d’une chose : j’étais fatiguée de céder. ».
Le 6 décembre 1865, le 13e amendement de la Constitution des États-Unis supprimait l’esclavage dans tout le pays. Noble intention mais qui n’abordait pas l’intégration de cette population dans la société américaine. Les états du sud, au sortir de la guerre de Sécession, ne l’entendaient pas ainsi et vont contourner la loi par une série de dispositions juridiques connues sous le nom de lois Jim Crow imposant la ségrégation raciale. Malgré son abolition entre 1964 et 1968, après la lutte du mouvement des droits civiques, le racisme anti-noirs perdure encore aujourd’hui, de (trop) nombreuses affaires rappelant régulièrement sa sinistre actualité.
Dans les années 50/60, les classes aisée et moyenne blanches, les WASP (White Anglo Saxon Protestant) s’accommodent fort bien de cette situation. Que les noirs restent cloitrés dans leurs ghettos afin de pouvoir jouir à fond de l’american way of life et consommer tout son saoul. C’est l’époque des pavillons de banlieue proprets, à la pelouse bien entretenu, où on fait des barbecues entre voisins, du moment qu’ils sont de la même couleur de peau que soi même et les mariages mixtes sont plus que rares. On s’équipe en automobiles, réfrigérateurs, téléviseurs, machines à laver et appareils photos qui permettront d’immortaliser les loisirs et quand on reçoit sa famille ou ses amis.
Notons à ce propos que les pellicules photo couleur étaient à l’origine calibrées pour les peaux blanches et ne seront réellement adaptées aux nuances et à la luminosité des peaux noires qu’à partir des années 1990. Jusque là, les laboratoires photo américains ajustaient leur chimie selon un standard bien précis, celui de la «Shirley card» Kodak, un mode d’emploi du système de calibrage des couleurs représentant une jeune femme blanche, en référence à la clientèle principale de la marque.
Lee Shulman est l’initiateur de The Anonymous project, vaste collecte de photos couleur d’amateurs qui lui sert de ressource pour monter différents projets artistiques comme notamment une collaboration avec Martin Parr ou des expositions à la scénographie particulièrement réussie. Dans cette collection, de nombreuses images représentent la classe moyenne blanche américaine des années 50/60 et une chose assez fréquente allait attirer l’attention de Lee, un emplacement ou un siège vides qui, en toute logique, étaient ceux de de celle ou celui qui avait pris la photo. C’est à partir de là que nait l’idée du projet « Being There » (« Etre là, être présent »). Introduire dans ces moments du passé un personnage d’aujourd’hui pour combler l’absence en tordant le contexte social de l’époque. Le choix de ce nouvel invité se porte tout naturellement sur le photographe sénégalais Omar Victor Diop, artiste qui pratique avec talent l’auto portrait mis en scène. En créant une normalité fictive, historiquement incorrecte, il ne s’agit à aucun moment de re-écrire l’histoire, mais de la questionner et de provoquer la réflexion. Le voyageur temporel va alors boire un verre avec des amis, participer à un barbecue, poser pour la photo de famille, invité dans des situation d’une grande banalité mais qui deviennent, de part sa présence, subversives. Cette intrusion est tempérée par une fine touche d’humour qui adoucit le propos sans rien lui retirer de on intérêt. Car Il y a une réelle actualité dans la démarche à un moment ou les crispations identitaires sont exacerbées, où côtoyer celles et ceux qui n’ont pas la même couleur de peau, la même religion ou les mêmes opinions crée des tensions déplorables dans nos sociétés. Au final, outre la performance artistique, c’est une belle invitation au vivre ensemble.
Entretien avec Lee Shulman et Omar Victor Diop
Collectionneur ou artiste?
LS : Je me considère toujours comme un réalisateur, ce que j’ai toujours été. Depuis 18 ans, je suis réalisateur de films. J’ai fait des pubs, des clips, des choses comme ça. Les gens me disaient« Est-ce que tu es collectionneur ? Est-ce que tu es artiste ? » Mais c’est subjectif. Pour moi, je suis réalisateur parce que même pour mes expos, je prépare des storyboards, je dessine des décors, je fais la lumière, je travaille sur la conception, etc. Je n’aime pas le mot anglais filmmaker, je préfère le mot en français réalisateur, c’est exactement ce que je fais, je réalise des choses.
D’où est venue cette idée de la collaboration avec Omar Victor Diop ?
LS : En regardant mon collection, une chose m’était toujours restée en tête, cette histoire de l’Amérique des années 50, très blanche, très ségréguée. J’ai des photos de familles afro-américaines, mais jamais rien de mélangé, jamais, c’était les années de Rosa Parks et le mouvement des droits civique, un truc qui me touche comme tout le monde. Je suis ami avec Omar depuis un moment, on se connaissait bien, on avait fait des expos ensemble.
Dans mes images, j’avais remarqué que souvent il y avait une chaise vide, certainement celle ou celui qui s’est levé pour faire la photo. Et là, je me suis dit que ce serait tellement dingue si Omar prenait place sur cette chaise. Je lui a fait la proposition et il a eu le courage de me dire oui. Il m’a fait énormément confiance parce que lui qui travaille seul s’est retrouvé devant un grosse équipe technique mais on a travaillé à quatre mains, c’est vraiment un projet en duo. Ensemble on a sélectionné les images, déterminé le stylisme, les lumières, le contrat avec le studio, la postproduction. Ça a été une grosse production, comme du cinéma en fait. Donc, dans un sens, c’est du photo cinéma.
OVD : L’invitation n’était pas surprenante mais audacieuse, ça oui. J’ai un peu hésité, pour tout dire, parce que je n’étais pas sûr que ce serait aussi compréhensible. Maintenant, je me rends compte qu’au bout de trois, quatre images, les gens comprennent de quoi il s’agit et que ce n’est pas juste une prouesse technique ou un jeu. Mais je n’étais pas sûr de ça au début et je suis content d’avoir quand même sauté sur l’opportunité parce que c’est un territoire d’expression et une façon de faire à laquelle je n’avais pas encore eu accès. Moi, je construisais des univers à partir d’une page blanche, mais là, avoir accès à du réel, à une matière aussi riche et pouvoir développer des images augmentées, finalement, je trouve ça assez génial.
C’est difficile pour un photographe de passer devant l’objectif ?
OVD : En fait, cela fait quelques années que je suis des deux côtés de l’objectif puisque mon travail consiste à réalisé des auto-portraits mis en scène. Ce qui a été intéressant dans cette collaboration, c’est que j’ai pu être des deux côtés en même temps, parce qu’on a trouvé ensemble les postures et les attitudes dans toutes ces images que je considère comme des saynètes . Mais l’avantage, c’est que je n’avais pas à penser au côté prise de vue, parce que quand je travaille tout seul, c’est quand même beaucoup d’aller- retour entre l’ordinateur, l’appareil et le plateau. Alors que là, j’ai vraiment pu me concentrer sur le jeu d’acteur. Et puis, j’ai pu m’enrichir aussi de l’expérience de Lee, qui est réalisateur et qui arrivait avec un background, qui complétait ce que moi, j’ai envie de faire mais que je fais tout seul.
LS : Mais Omar est un très bon acteur et je répète qu’il m’a vraiment fait confiance. Dès le premier jour de prises de vue, après une longue journée bien fatigante, on s’est regardés et on s’est dit qu’on était vraiment dans un truc formidable. Je pense que le résultat est assez réussi mais, bien qu’il y ait beaucoup d’humour dedans, c’est très politique.
Il y a un rapport avec l’actualité du moment et le vivre ensemble?
OVD : Oui, c’est clair. Certes, les choses ont changé, des libertés ont été affirmées et écrites sur papier, les lois ont évolué, mais ça n’a pas suffi. On vit encore dans un monde où beaucoup de communautés sont assez hermétiques. J’ai la chance de beaucoup voyager. J’ai la chance souvent d’être la seule personne différente dans une pièce, que ça soit en Asie, en Afrique ou en Europe. Ça confirme la pertinence de cette série. Il ne faut pas s’endormir sur ce thème- là. Il ne faut pas penser que tout ça, c’était avant et que cette conversation ne mérite pas d’être poursuivie. Donc, en cela, je pense que ce projet vient à point nommé. Et puis, l’approche aussi, c’est une approche ironique, ludique. Ce n’est pas de la news, ce n’est pas des statistiques sur un nombre de morts, parce que c’est déjà assez documenté. On entre par une autre porte, celle du sourire et ça nous permet aussi d’inviter les gens à réfléchir différemment sans se sentir pointés du doigt ou agressés.
LS : Dès le début de ce projet, mon thème c’était le vivre ensemble. Il faut se battre pour ça, c’est une évidence. Et avoir approché les choses avec humour, c’est effectivement une manière de toucher une population plus large et, de toute façon, être ensemble c’est mieux.
Le site d’Omar Victor Diop
Le site d’Omar Victor DiopDernière révision le 17 avril 2024 à 5:28 pm GMT+0100 par la rédaction
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