L’œil, est l’organe le plus utile au photographe. Ne dit-on pas : « Il a l’œil » et Pierre Assouline a baptisé Henri Cartier-Bresson « L’œil du siècle » [1]. C’est dire… Alors que la journée mondiale de la vue, le 12 octobre prochain tombe en plein Salon de la Photo.
Et pourtant, si l’on s’enquiert de savoir avec quel appareil et quel objectif la photo a-t-elle été prise, on ne s’interroge jamais sur les capacités visuelles du photographe ! Sujet tabou s’il en est dans la profession. Aussi, je salue confraternellement le courage de Pascal Quittemelle, fondateur et directeur du mensuel Profession Photographe de publier dans le numéro de septembre – octobre un dossier sur « L’œil », où il est question de préventions et de connaissances indispensables sur notre fonction visuelle. Des mots sur des maux que tout photographe devrait connaitre.
J’ai, depuis des années en mémoire, cette fête, bien arrosée, pour la fermeture du bureau de l’agence Rapho rue d’Alger. L’agence déménageait rue d’Enghien, où elle allait sombrer. Vers les trois heures du matin, alors que les derniers partaient en direction de la soupe aux oignons aux Halles parisiennes, un photographe connu pour la qualité de ses photographies en couleur me dit : « Tu sais moi aussi j’ai un problème aux yeux… Je suis daltonien. Mais surtout n’en parle pas ! »
Et cette année, à Visa pour l’image, une iconographe m’a confiée les raisons de sa passion pour l’image à l’époque de l’argentique : « Quand j’ai vu le tirage de la photographie de mes sœurs. J’ai découvert le paysage qui était derrière elles. Je ne l’avais pas vu ! Je suis très, très, myope. Avec la photographie j’ai découvert un monde que je ne voyais pas ! » Elle ajouta : « Il n’y a pas cinq personnes ici qui le savent. » Tout est dit.
Les capacités visuelles des photographes, des éditeurs, des iconographes, des commissaires d’expositions sont des sujets tabous. Pourtant, du côté de la peinture, le nombre de artistes atteint de diverses déficiences visuels est important et, connu sans aucun préjudices pour la valeur de leurs œuvres. Mais ce sont des artistes… Les photographes eux sont sensés rapporter le réel… Est-ce si sûr ?
Coté ophtalmologie, tout le monde s’intéresse à l’acuité (la mise au point, la définition) qui selon la norme actuelle doit être de 10/10ème… Il est rarement question du champ visuel (l’objectif, la focale) normalement d’au moins 160°. C’est un cône, donnée rarement pris en compte.
Beaucoup d’ente-vous savent que je suis moi-même déficient visuel du fait d’une anomalie génétique héréditaire, une rétinite pigmentaire. L’affaire ne supporte aucune chirurgie et aucun traitement et conduit inexorablement à la cécité. C’est dire que depuis ma reconnaissance de handicap en 1994, j’ai un peu étudié la question. L’enjeu ? Mettre en place des stratégies de comportements pour assurer ma sécurité et, celle des autres ; et, accepter le diagnostic pour bien vivre. Jusqu’alors j’ai réussi. Tout va bien.
Si je fais ce coming out, c’est d’une part que le dossier de Profession Photographe est remarquable et, que d’autres part l’article de Paul Melcher sur Repenser la photographie m’interpelle. Je vous invite à le commenter. Qu’est-ce que la réalité, s’interroge-t-il à la suite de l’apparition de l’image générée par IA ? Ne doit-on pas revoir la notion de photographie ?
En lisant Paul Melcher, je découvre que notre cerveau fait naturellement ce que l’IA réalise. Je m’explique : mon champ visuel est actuellement inférieur à 10° et mon acuité visuelle de 3/10°. C’est dire que je vois bien les photographies qui s’affichent sur l’écran. Evidement, les expositions ne sont pas, pour moi, le meilleur lieu pour apprécier les images. Le public qui se glisse entre moi et les cadres me gêne et, que je gène le public sans m’en apercevoir.
Malgré la captation d’un espace très réduit, je n’ai absolument pas l’impression de voir le monde au bout d’un tunnel. Tout simplement parce que mon cerveau rajoute à l’image captée par ma rétine des éléments du paysage que j’ai vu en le balayant précédemment. En fait, mon cerveau recompose une partie de l’hors-champ, exactement comme l’IA le fait à partir des datas qu’elle a collectées !
Plus étonnant encore, est la découverte que fit, en 1760, le naturaliste suisse Charles Bonnet (1720 – 1793) : les déficiences visuelles peuvent provoquer des hallucinations parfois appelées « vision fantôme » ! De fait, si je suis dans le noir, allongé mais éveillé, des images se forment devant mes yeux ouverts. Je peux ainsi « voir » une place avec des réverbères et des gens qui passent dans une ville que je ne reconnais pas. Il m’arrive de « voir » également des visages, certains familiers, d’autres totalement inconnus. Exactement comme le fait une IA qui génère des images à partir de son stock de datas !
Je ne vous étonnerai pas en vous confiant qu’avant de découvrir le syndrome de Charles Bonnet [2], ces hallucinations m’inquiétaient quelque peu. Pourtant, j’avais lu Que la lumière fut [3] de Jacques Lusseyran, cet aveugle qui raconte « voir » les montagnes dans les quelles il se promenait. Les aveugles « voient » ! Certain d’ailleurs sont photographes comme Evgen Bavcar [4] , Bruce Hall [5], ou Sonia Soberats membre du groupe Seeing with photography collective [6] a New York.
Finalement, l’IA en photographie nous pose la même question que le syndrome de Charles Bonnet aux déficients visuels : où est la réalité ?
Ma mère, 95 ans, aveugle depuis cinq ans – constat qui me laisse encore quelques années pour admirer le monde – n’a jamais vraiment comprise le phénomène. Du coup, elle vit dans un monde irréel qu’elle prend pour réalité. Un peu comme si nous arrivions à croire que les photographies représentent la réalité…
Dans sa chambre à l’EHPAD, elle me dit tout à coup au milieu d’une conversation : « Attention ! Il y a un camion qui recule », « Il faut renter et sortir de cette forêt ». Exactement comme si elle me disait en regardant Facebook : « Tu as vu, Macron en doudoune blanche dans la manifestation ! »
Nous l’avons toujours su : tout est affaire de point de vue, d’interpretation et toute communication, fusse-t-elle la plus honnête du monde part d’une réalité pour s’approcher plus ou moins, d’un certain mensonge, exactement comme une fiction peut mieux dépeindre la réalité que le reportage du meilleur photojournaliste.
Avec l’IA, il est clair que l’on a besoin de repenser notre approche de l’image !
Notes
- [1] Cartier-Bresson, l’Oeil du Siècle de Pierre Assouline Gallimard, collection Folio – 2001 – ISBN 978-2-07-041410-9 – 432 p. – 10.4 euros
- [2] Le Syndrome de Charles Bonnet : Il s’agit d’hallucinations visuelles complexes survenant chez des sujets âgés ne présentant pas de troubles mentaux. Charles Bonnet relate le cas de son grand-père de 87 ans atteint d’une cataracte des deux yeux responsable d’une cécité presque complète mais qui disait percevoir des personnages, des oiseaux, des voitures attelées, des bâtiments, des tapisseries et des motifs en échafaudages.
- [3] Jacques Lusseyran – Que la lumière fut (2008) -ISBN : 978-286645-664-1 – 288 p – 11.90 €
- [4] Site d’Evgen Bavcar https://www.boumbang.com/evgen-bavcar/
- [5] Site de Bruce Hall : https://www.bedfordgallery.org/exhibitions/current-season/sight-unseen
- [6] Site du collectif : https://www.seeingwithphotography.com
- Marius Bar
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