En 1990, Luc Bernard Chiche (1947-2002) alors membre de l’équipe de L’Evénement du Jeudi publie aux Editions Le Centurion, un pavé de 755 pages titré « Europe n°1 , la grande histoire dans une grande radio ». Le résultat de trois ans d’un travail acharné et minutieux, qui ne le rendra pas riche. Cette incroyable somme n’a jamais été rééditée. Nous en publions ici des extraits avec l’accord de l’ayant-droit.
Résumé : Maurice Siegel (1919 – 1985) est le premier directeur de l’information à Europe n°1. Il en devient le directeur général en 1961. Il est licencié d’Europe n°1 en 1974 à la demande du premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, s’en prenant au ton général de la station qu’il accuse de « persiflage ».
Janvier 1975, 8h 20, « Expliquez-vous » sur Europe n°1 … Ivan Levaï reçoit les hommes politiques ;
L’émission va durer dix ans et devenir un must de la radio, mais en 1975, la petite musique aigrelette qui accueille, chaque matin, au saut du lit, un homme politiqu4e sommé de répondre, en six minutes à trois questions incisives étonne. Comme on n’a jamais vu ça en France, on parle d’américanisation de l’information. C’est si nouveau, que les premières interviews doivent être enregistrées la veille puis montées.
Se lever tôt pour parler court et juste, les hommes politiques ne savent pas. Ils vont apprendre… – Il leur reste beaucoup de progrès à faire – L’agressivité salutairement mordante d’Ivan Levaï a certainement contribué à l’évolution du langage politique. Les échotiers le baptisent vite Ivan le terrible. « Je ne suis pas méchant, corrige le journaliste, je suis direct. » Son rendez-vous, – il débute dix jours après le limogeage de Maurice Siegel -, prend les allures d’un symbole, l’indépendance d’Europe n°1 préservée.
D’autant qu’en pleine turbulence audiovisuelle provoquée par le début de la nouvelle télévision Giscardienne, Jean-Luc Lagardère signe avec le personnel d’Europe n°1 une charte de liberté de l’information. Tous les ténors sont à leur place, Jean-François Kahn à 8h, André Arnaud à 13h. C’est le changement dans la continuité ! titre Le Quotidien de Paris . La France joue à saute-bouton et découvre à la place du vieil Office de Radiodiffusion et de Télévision Française, l’ORTF, les sigles pimpants de TF1, Antenne 2 (en couleurs) et de FR3. L’Elysée multiplie les déclarations prometteuses quant à l’autonomie de ces nouvelles chaînes, dont les Présidents sont toutefois encore désignés en conseil des ministres, mais en réalité, et cela se sait immédiatement, jamais le pouvoir ne s’est mêlé d’aussi près aux nominations à la télévision et à la radio.
On assiste à de curieux chassés-croisés. Georges Leroy (ex-Europe n°1 ) peut rejoindre Jacques Sallebert à Antenne 2, mais Philippe Gildas est interdit de télévision par Michel Poniatovski. Pas question de laisser nommer un « gauchiste » qui avait appartenu de 1969 à 1972, à l’équipe Desgraupes au temps chabanien de la libéralisation de l’information à la télé. Etienne Mougeotte l’impose à Europe n°1 .h
Rue François 1er, on observe, intrigué, un sourire au coin des lèvres, ce nain bondissant – Gildas ne dépasse pas les 1m65 – que le « grand Mou » (geotte), 1m98, s’est choisi comme second. Une inquiétude – légitime – perce : va-t-il y avoir encore d’autres renforts à la tête de la rédaction ? Non, Etienne Mougeotte trouve à l’intérieur d’Europe n°1 , les vrais pros dont il a besoin. Des journalistes efficaces et dévoués adhérant à sa conception d’une information destinée au plus grand nombre. Il a la bonne idée de prendre pour adjoint Bruno Dalle, la mémoire d’Europe n°1 , une cheville ouvrière utile et qui a le goût pour l’intendance. Et, surtout, en moins de trois semaines, ce faux lymphatique, très secret, carapaçonné sur lui-même, ce qui lui donne parfois un côté abrupt, démontre une faculté d’analyse tout à fait remarquable. La facilité et la rapidité avec lesquelles il évalue une situation étonne Christiane Bernasconi, l’ancienne secrétaire de Maurice Siegel devenue son assistante.
Ainsi quand Ivan Levaï vient lui proposer ses « Expliquez-vous… », il comprend très vite tout l’intérêt d’accepter cette formule. D’abord, comme beaucoup d’autres à Europe n°1 , il a entendu Levaï y rêver, tout haut, expliquer comment: le temps de « bonjour monsieur le président-directeur-général, merci d’être venu ce soir », était révolu et qu’il fallait aller à l’essentiel, ensuite, lui-même s’y est essayé avec ses « Questions réponses » à 19h, et puis, comme tout le monde, il le sait bien, Levaï ne s’entend pas, à l’intérieur du service politique, avec Gérard Carreyrou et Robert Nahmias, et ça ne peut plus durer; comme la case de 8h 20 est libre, le matin, après le départ de Pierre Meutey, il n’y a plus à hésiter …
Pour remplacer les partants (peu nombreux en vérité) Mougeotte n’a pas à chercher longtemps, il a en réserve, tout récemment engagés par Jean Gorini, deux commentateurs qui s’appellent Alain Duhamel et Jean Boissonnat… Ils chroniquent seulement le samedi matin, ils vont éditorialiser tous les jours. Outre la contribution du journaliste de L’Expansion, Europe n°1 ouvre son antenne à René Tendron qui commence ses « Top à Wall Street », à 22h 30, et le poste se dote d’un service spécialisé.
Ce goût prononcé pour l’économie – choc pétrolier et crise obligent -, avec ouverture sur la bourse, correspond bien à la véritable révolution culturelle que vit Europe n°1. Sans transition, on passe du règne de l’autocrate Jean Gorini qui virait les gens à coup de pied au cul à une ère de management plus policé et plus contemporain . Un ancien pilote de chasse de Matra, Jean-Antoine Laborie est affecté à la logistique du poste. Radio à tête chercheuse ou missile de communication?
Voici venu le temps des managers
qui prêtent serment de servir haut et fort…
René Cleitman, le directeur des programmes est sollicité, à la hussarde, pendant la crise, sur le trottoir d’Europe n°1 . « Vous êtes avec ou contre moi ? » demande simplement Lagardère. L’accord se tope là en moins d’une minute… Le manager de Matra est comme ça, carré, sportif, et avec un réel besoin d’être aimé qui lui fait exiger une fidélité sans faille. Cette philosophie volontariste séduit Etienne Mougeotte. « Moi dit-il à Fernand Choisel, je calquerai maintenant ma carrière sur celle de Jean-Luc Lagardère. »
Le pédégé de Matra qui s’installe dans le bureau de Maurice Siegel (redécoré) mais n’y est jamais, découvre, non sans surprise, dans ses habits neufs de vice-président d’Europe n°1 la révérence que provoque le fait d’être le directeur d’une radio. Ce gascon qui ne boit que de l’eau et se passionne pour le sport, a la tête froide mais il n’échappe pas à une certaine griserie quand il échange une balle de tennis avec Giscard ou déjeune en ville, sollicité par le tout-Paris.
Sa plus grosse journée : le vendredi, il est, le matin, en comité exécutif à Matra, l’après-midi à Europe n°1 . Avec Etienne Mougeotte (l’information), René Cleitman (les programmes), Jean Serge (la promotion), Jacques Albergel (la publicité) et Jean-Antoine Laborie (la logistique), il examine un à un les projets.
Drôle d’ambiance ce mois de janvier à la rédaction d’Europe n°1 qui se partage entre un certain désenchantement et une sorte de soulagement, on vit le limogeage de l’équipe Siegel comme un drame avec l’intuition que des chefs de cette qualité ne se retrouveront pas de sitôt, mais on ressent aussi cette fracture comme la fin d’un joug …
L’horizon jusque-là bouché s’éclaire pour de jeunes journalistes qui découvrent que des postes à responsabilité sont à prendre. Les appétits s’aiguisent, d’autant que le cordon de la bourse s’entrouvre généreusement. On a tout à coup moins envie de s’en aller. L’époque devient fertile en tractations secrètes. Aujourd’hui encore un reporter se souvient de ces conciliabules répétés, de ces allées et venues brusque qu’il observe, amusé, du fond de la salle de rédaction. De grandes gesticulations muettes avec quelques éclats de voix qui en disent long sur l’âpreté du partage de territoires jalousés.
L’histoire d’Europe n°1, les reporters du poste l’ont écrite, eux-mêmes, – dans leur mémoire collective -, et comme dans chaque événement il faut un lieu où tout a commencé, il s’en sont choisi un : le restaurant de l’Alma, avenue Georges V, un soir de 1974. Il y là, Charles Villeneuve qui porte encore des lunettes Ray-Ban, et n’est pas aussi mince que les téléspectateurs de M6 ont l’habitude de le voir en 1988. Il part à Kinshasa voir boxer Cassius Clay ou il en revient, on ne sait plus… Le gourmand Gérard Carreyrou savoure peut-être des oeufs à la neige mais qu’importe… A côté de lui, le frisé Robert Nahmias fait face au brun Jean-Pierre Joulin. La silhouette massive de Bruno Dalle, en bout de table, masque Jean-Claude Dassier, sombre, toujours.
La journée a été longue, les événements nombreux, le climat tendu, alors, ils se laissent aller, ils refont le monde ou en tout cas Europe n°1, à haute voix percent les ambitions. Se sont-ils réellement partagés le pouvoir comme on le prétend ?
Toujours est-il qu’on les retrouve tous aux côtés d’Etienne Mougeotte: Charles Villeneuve, Gérard Carreyrou, Jean-Claude Dassier, Jean-Pierre Joulin, Robert Nahmias, Bruno Dalle. Il faut ajouter Philippe Gildas et Alain Duhamel, pour avoir au complet le staff de la direction de l’information. Ces lieutenants en mal de galons, Eugène Saccomano les baptise en 1975 de « capitaines portugais » . Toujours à l’affut d’un bon mot, « Sacco » ne vient pas de Marseille pour rien, il obéissait là à une vieille tradition maison. Depuis toujours les reporters d’Europe n°1 se sont rêvés les égaux des grands de ce monde, mieux s’imaginant être ceux-là même…
La comparaison avec les officiers de la révolution des oeillets en pleine gloire à Lisbonne s’imposait… De jeunes hommes élevés dans le sérail, partis à l’assaut du pouvoir, la fleur au fusil… De la même façon, les pères fondateurs du poste, Siegel, Gorini, Paoli, Leroy, ont été identifiés aux chefs historiques de la révolution algérienne, ceux de la vallée de la Soumam. Et, plus tard, Ponchelet et Fronty, seront élevés, à leur tour, au rang d’ayatollahs. Un rien puéril, non, ce mimétisme ?
Mais oui, ces grands journalistes qui se payent de belles envolées lyriques ou de péremptoires jugements de Cassandre dans leurs éditoriaux sont des hommes comme les autres. Oh ? Ils mangent, boivent, baisent et rêvent. Certains sont méchants, d’autres envieux, quelques-uns généreux. Pas plus que dans les autres professions, sans doute, mais eux, on n’arrête pas de les entendre. Alors, dans un livre sur une radio, il fallait bien le dire au passage. Salut confrère ! Et ces tintins reporters d’Europe n°1 et d’ailleurs que voient-ils en 1975, quand ils lèvent leurs yeux dans les rues ? Leurs propres visages affichés-là, incroyablement gros, entre un paquet de lessive et un pot de moutarde. A vous tourner la tête…
(à suivre)