La directive sur le droit d’auteur de l’Union européenne, et plus particulièrement son controversé article 17, était censée révolutionner les relations entre les plateformes en ligne et les titulaires de droits. Paul Melcher fait le point.
L’Union européenne visait à combler le value gap (l’écart de valeur) et à contraindre les réseaux sociaux à retirer ou à payer pour tout contenu protégé par le droit d’auteur qu’ils exploitaient jusqu’alors gratuitement. Le Parlement européen l’a adoptée le 26 mars 2019. Mais, plusieurs années et une pandémie mondiale plus tard, la mise en œuvre de cette directive reste… chaotique.
Qu’est-ce que l’Article 17 ?
Pour ceux qui auraient besoin d’un rappel, l’Article 17 (désormais renommé ainsi dans la Directive (UE) 2019/790 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique) transfère essentiellement la responsabilité des infractions au droit d’auteur des utilisateurs vers les plateformes en ligne qui hébergent une grande quantité de contenu téléversé par les utilisateurs (YouTube, Facebook, TikTok, etc.). Les plateformes doivent désormais :
- Obtenir l’autorisation des titulaires de droits pour héberger du contenu protégé, ce qui implique généralement des accords de licence.
- Agir rapidement pour retirer le contenu contrefaisant lorsque les titulaires de droits les en informent.
- Faire « leurs meilleurs efforts » pour empêcher que du contenu non autorisé n’apparaisse sur leur plateforme. C’est ici qu’intervient le débat controversé sur les « filtres de téléversement », que beaucoup redoutaient comme une forme de censure automatisée.
Mise en œuvre : un patchwork de lois nationales
Le modèle de directive de l’UE signifie que les États membres doivent “transposer” l’Article 17 dans leur législation nationale. La date limite était fixée au 7 juin 2021, mais comme prévu, tout le monde n’a pas respecté l’échéance. Voici un aperçu de la situation actuelle :
- Transposition complète : Des pays comme la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Hongrie, l’Italie et Malte sont considérés comme ayant pleinement mis en œuvre l’Article 17. Cependant, « pleinement mis en œuvre » ne signifie pas « identiquement mis en œuvre ». Les interprétations des aspects clés varient selon les pays.
- Transposition partielle : De nombreux autres pays se situent dans cette catégorie. Ils ont peut-être transposé certains aspects de la directive, mais pas tous, ou leurs lois sont encore soumises à des contestations judiciaires. Le Danemark, la Finlande et la Suède sont des exemples notables où la mise en œuvre a été considérablement retardée.
- En cours de transposition / retard : Certains pays travaillent encore sur la transposition, confrontés à des débats internes ou à des obstacles juridiques. Ces retards provoquent une incertitude et une frustration tant pour les titulaires de droits que pour les plateformes. Fin octobre 2023, la Croatie, Chypre, la Tchéquie, l’Estonie, la Grèce, l’Irlande, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie n’avaient pas encore pleinement mis en œuvre l’article ou n’avaient pas informé la Commission européenne de l’achèvement du processus de transposition.
Conséquences du non-respect : Le problème, c’est que tant que tous les pays n’ont pas défini une application de la loi, les plateformes ne peuvent pas créer de solutions. Donc, elles en profitent pour attendre. L’UE dispose d’un système pour traiter les pays qui ne transposent pas correctement les directives. Cela peut inclure des avis formels, des opinions motivées, et en dernier recours, un renvoi devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). En juillet 2023, la Commission européenne a ainsi saisi la CJUE contre la Tchéquie, l’Irlande, la Roumanie, la Pologne et la Slovénie pour leur non-transposition complète de la directive. Ces affaires sont en cours et pourraient prendre un an ou plus avant que des jugements définitifs ne soient rendus. Si elles sont reconnues en violation, ces nations pourraient encourir des sanctions financières substantielles.
La Pologne a même intenté un procès contre l’Article 17 devant la CJUE, arguant qu’il menace la liberté d’expression (la cour a finalement confirmé l’Article tout en insistant sur la nécessité de garanties).
Quand l’IA entre en jeu : la “vision” de ChatGPT sur le value gap.
La grande question : Qui paie qui ?
C’est ici que les choses se compliquent davantage. L’objectif de l’Article 17 était de combler le « value gap » et de garantir une rémunération aux titulaires de droits, mais les mécanismes pour y parvenir varient :
- Accords de licence : Le scénario le plus courant est que les plateformes concluent des accords avec des organismes de gestion collective (OGC) représentant de nombreux titulaires de droits (labels de musique, éditeurs, etc.). Par exemple, YouTube a étendu ses accords avec divers OGC en Europe. Certains OGC couvrent les œuvres photographiques, mais leur portée est limitée, leur distribution opaque et non exhaustive.
- Licences directes : Les plateformes pourraient aussi négocier directement avec des créateurs individuels ou des petits titulaires de droits. Cela semble encore rare.
- Systèmes d’identification de contenu : Des plateformes comme YouTube s’appuient fortement sur Content ID, leur système automatisé qui identifie les contenus protégés et permet aux titulaires de droits de choisir de bloquer, monétiser ou suivre le contenu. Ce système existait avant l’Article 17 mais est devenu encore plus crucial après son adoption. Des équivalents existent sur Meta pour les photographies, mais ils sont loin d’être universels et bien implémentés.
- Rémunération via de nouvelles lois : La France, en pionnière, a montré la voie pour que les plateformes négocient avec les éditeurs de presse sur la rémunération pour la réutilisation de leurs contenus, mettant en œuvre la partie “droits voisins” de l’Article 15 de la Directive. Cela est étroitement observé par d’autres membres de l’UE et d’autres groupes de titulaires de droits, car cela pourrait inspirer une mise en œuvre similaire pour l’Article 17.
Les défis et controverses
Le déploiement de l’Article 17 n’a pas été sans turbulences :
- Filtres de téléversement et surblocage : La crainte que des filtres automatisés mènent à un surblocage de contenu légitime (parodies ou usage équitable) reste une préoccupation. Bien que de nombreuses transpositions incluent des garanties, l’équilibre entre prévention des infractions et protection de la liberté d’expression reste délicat.
- Transparence et conflits : Combien paient les plateformes ? Comment les royalties sont-elles calculées et distribuées ? Ces questions sont souvent opaques, entraînant des différends entre plateformes et titulaires de droits.
- TPE et créateurs indépendants : Il y a des inquiétudes sur le fait que les petits créateurs et artistes indépendants, notamment dans les arts visuels, pourraient être laissés pour compte, les accords de licence bénéficiant principalement aux grands acteurs.
- Approches spécifiques des plateformes : Chaque plateforme a sa propre manière de gérer l’Article 17, créant un paysage fragmenté et confus pour les créateurs utilisant souvent plusieurs plateformes.
Les défis spécifiques aux artistes visuels
Bien que l’Article 17 porte des promesses pour tous les créateurs, les artistes visuels rencontrent des obstacles uniques :
- Représentation collective plus faible : Comparé à l’industrie musicale, le paysage de la gestion collective pour les photographes et agences photo est plus fragmenté, ce qui affaiblit leur position.
- Technologie de reconnaissance d’images : Bien qu’en amélioration, cette technologie n’est pas aussi avancée ou largement utilisée que la reconnaissance audio, rendant plus difficile le suivi et la gestion du contenu visuel.
- Monétisation directe limitée : Peu de plateformes offrent des systèmes robustes permettant aux artistes visuels de monétiser directement leur travail, contrairement aux modèles établis pour les créateurs vidéo.
L’avenir de l’Article 17
L’Article 17 reste un chantier en cours. À mesure que davantage de pays transposent pleinement la directive et que la jurisprudence se développe, nous aurons une vision plus claire de son impact à long terme. Ce qui est certain, c’est que les relations entre plateformes, titulaires de droits et utilisateurs ont fondamentalement changé.
Avec l’introduction de l’IA générative, le paysage évolue d’une manière qui pourrait affaiblir ou renforcer le pouvoir de négociation des contenus authentiques. D’un côté, l’abondance d’alternatives générées par l’IA pourrait dévaloriser les œuvres originales, les rendant moins essentielles. De l’autre, à mesure que les publics et plateformes cherchent à distinguer les contenus authentiques des créations synthétiques, la valeur et l’importance de l’originalité vérifiable pourraient croître, renforçant potentiellement leur pouvoir de négociation.
L’histoire est loin d’être terminée, et les prochaines années seront déterminantes pour savoir si l’Article 17 tiendra ses promesses d’un écosystème en ligne plus équitable et durable pour les créateurs et titulaires de droits.
Cet article a été publié en anglais sur le site Kaptur de Paul Melcher
Article 17: Closing the Value gap – Where Are We Now?
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