Alors que nous pensions que le film négatif était mort, enfoui sous des couches de pixels et d’algorithmes, il revient à la vie. Dans un monde où le numérique domine, où la perfection se fabrique en quelques millisecondes, la nature imparfaite, tangible et délibérée du support argentique trouve son chemin entre les mains d’une nouvelle génération.
Mais pourquoi ? Pourquoi les millennials et la génération Z, élevés à la gratification instantanée, au défilement sans fin et au stockage infini, adoptent-ils un format qui les oblige à payer, attendre, sélectionner et réfléchir avant de photographier ? Et pourquoi cela importe-t-il au-delà d’une simple tendance excentrique ?
Le marché parle : le film n’est plus une relique
Nous aimons les belles histoires de retour en force, mais celle-ci n’est pas seulement un vœu pieux alimenté par la nostalgie. Les chiffres le confirment.Un événement n’est pas si rare, même dans notre monde numérique. La production de pellicules, qui est passée de 960 millions de rouleaux en 2003 à 7,2 millions en 2015, a rebondi à 32 millions de rouleaux par an, soit une croissance de 15 à 20 % par an. Le marché mondial des pellicules photographiques devrait atteindre 4,02 milliards de dollars d’ici 2031, prouvant qu’il ne s’agit pas seulement d’une mode rétro, mais d’une industrie en pleine reconstruction. Dans le haut de gamme, Leica a vendu 10 fois plus d’appareils photo analogiques en 2023 qu’en 2015, un chiffre stupéfiant pour une entreprise dont les appareils coûtent autant qu’une voiture d’occasion.
Dans le même temps, le marché des appareils photo instantanés, emmené par Fujifilm Instax, explose, prouvant que le film n’est pas réservé à l’élite. L’activité Instax de Fujifilm est en passe de dépasser les 960 millions de dollars de ventes en 2024, battant des records pour la quatrième année consécutive. Le marché du Polaroid devrait presque doubler d’ici 2031, avec un TCAC (mesure du taux de rendement d’un placement) de 8,3 %. Alors, que se passe-t-il ?
Le véritable attrait du film : il vous oblige à ressentir
La photographie a toujours été une expérience tactile : le clic d’un obturateur, la texture d’une impression, la résistance docile du levier d’armement sur votre pouce. Le numérique nous a volé ça. Pensez-y : la musique est passée au numérique, le vinyle est revenu. Les livres sont devenus numériques et les librairies ont survécu. Le film photographique suit la même règle : lorsqu’une forme d’art perd son aspect physique, cela nous manque et les gens trouvent des moyens de la faire revenir.
Ce n’est pas seulement une question de nostalgie, c’est une question d’expérience. Il oblige les photographes à ralentir, à s’engager dans une prise de vue et à lâcher prise. Il ramène un élément de surprise et d’imperfection que le numérique a effacé dans son obsession de la perfection instantanée. Et puis il y a le partage.
La photographie est sociale, un agent de connexion.
Dans le monde numérique, le partage est instantané, mais distant. Et aveugle. Une photo téléchargée est une photo oubliée, perdue dans le flux infini de quelqu’un d’autre. Qui sait qui la voit ou comment elle est perçue ? Le partage en ligne entraîne également beaucoup d’anxiété, car il devient un jugement de valeur public et compétitif sur l’auteur. Le film change cette dynamique. Vous ne pouvez pas simplement « partager » une photo argentique en ligne dès que vous la prenez. Au lieu de cela, vous la remettez à une personne que vous sélectionnez, une personne physiquement présente. Vous faites circuler une impression papier, pas un écran. Vous observez sa réaction lorsqu’elle la voit pour la première fois, non pas par des likes ou des commentaires, mais dans la vraie vie, juste devant vous. Le retour est immédiat et organique, mais l’environnement reste contrôlé, exempt des stigmates de la validation sociale. C’est aussi la raison pour laquelle les appareils photo instantanés ont trouvé une nouvelle popularité. Ils apportent la nature personnelle et tactile de la photographie : ils permettent aux gens de tenir une impression entre leurs mains, de la partager sur le moment ou de la conserver dans un livre. Avec les appareils photo instantanés, prendre une photo ne consiste pas seulement à capturer du contenu ; il s’agit de créer une interaction significative. La photographie est une expérience partagée.
Perfection numérique contre imperfection analogique
Nous vivons à une époque où chaque image numérique est peaufinée par des algorithmes. Les iPhones lissent les peaux automatiquement, transformant chacun d’entre nous en super modèle. Instagram ajuste automatiquement le contraste, et se moque des contre-jours. L’IA peut remplacer un ciel ennuyeux par un coucher de soleil qui n’aura jamais lieu. Le film est l’antithèse de cela. Quand la photo numérique ment par défaut, l’image argentique reste terriblement authentique par choix. Avec le film, ce que vous capturez est ce que vous obtenez. Pas de retouche. Pas de filtres. Pas de seconde chance. Le grain, le flou, la mise au point légèrement erronée : tout cela ajoute du caractère. Le numérique s’efforce d’atteindre la perfection, mais le film nous rappelle que parfois, c’est l’imperfection qui fait la grandeur d’une photo.
L’avenir du film : un marché divisé
Si les chiffres nous disent quelque chose, c’est ceci : le film ne se contente pas de survivre ; il évolue. Nous voyons émerger deux mondes parallèles : Le marché du luxe haut de gamme (Leica, Contax, Hasselblad), où le film et ces caméras couteuses sont des symboles de statut, identifiant clairement une personne aisée, disposant de temps libre (pour apprendre, prendre des photos, attendre les résultats), un engagement délibéré et visible envers la lenteur et l’artisanat. Le boom des appareils photo instantanés grand public (Fujifilm Instax, Polaroid), où le film parle du présent, du plaisir, de la spontanéité et des liens sociaux. C’est comme le numérique, mais physique. Les deux côtés du marché prouvent la même chose : le film est une question d’interaction sociale, en personne.
Il ne s’agit pas de ce qui est plus facile, plus rapide ou moins cher, mais de ce qui semble plus humain.
Le poids d’une photographie
La vraie raison pour laquelle la photographie argentique refuse de mourir est peut-être que nous avons toujours besoin de tenir nos souvenirs entre nos mains.
Le numérique a rendu la photographie légère, instantanément accessible, infiniment reproductible, facilement oubliable. Le film redonne du poids à la photographie, physiquement, émotionnellement, financièrement. Chaque cliché compte. Chaque photo prend de la place. Chaque image est permanente. Et à une époque où tout est éphémère, c’est peut-être exactement ce dont nous avons besoin.
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