1er janvier 1955, 6h30, les fêtards qui terminent leur réveillon devant leur poste de radio peuvent entendre sur 240 kilocycles « Bonjour l’Europe ». Suzanne Gabriello et André Rabs viennent d’ouvrir l’antenne de cette nouvelle radio dont tout Paris parle : Europe n°1.
C’est maintenant Gilbert Bécaud que ces premiers auditeurs entendent chanter « Les croix » qui va devenir le tube de l’année. Soudain, le téléphone sonne rue François 1er. « Arrêtez-vous immédiatement, vous brouillez le radio-phare de Genève, les avions ne peuvent plus atterrir sur l’aéroport de Cointrin ». chacun se regarde, interdit, sans voix.
Une demi-heure après, Europe n° 1 se tait.
Ses murs résonnent encore de la formidable colère de Charles Michelson. Maurice Siegel avait les larmes aux yeux.
Catherine Félix, déjà sur place, à Versailles, pour un grand reportage en direct du cinéma Le Cyrano sur la première ville n° 1, stupéfaite, s’entend dire: « Annulez le direct, nous n’avons pas l’antenne, enregistrez votre émission ». Le téléphone grésille encore, c’est Louis Rognoni qui vient d’arriver en jeep -la seule voiture d’Europe n° 1- à Fontainebleau… « Non, mon coco, l’élection de Miss France, ce n’est plus la peine, on est dans les choux ». Et tous ces journalistes, avec leurs articles entre les mains dont ils ne savent plus que faire… Abasourdis. Sale journée pour le directeur technique Fromager!
Commence alors un ballet infernal sur les grandes ondes. Les ingénieurs de l’émetteur du Felsberg font glisser les fréquences. 250 kilocycles : la Finlande se fâche. 245 kilocycles : la Norvège et le Danemark se plaignent. Il y a interpellation à Oslo. L’ambassadeur du Danemark en France se plaint au Quai d’Orsay. 238 kilocycles : Radio-Luxembourg se fâche tout rouge. « Vous n’avez pas l’autorisation d’émettre de l’Union Européenne de Radiodiffusion, proteste Luxembourg, vous n’êtes qu’un poste pirate!. »
Pirate, toi-même, réplique Europe n° 1, vous n’avez pas plus d’autorisation que nous (ce qui est vrai). Le ton monte. Pousse-toi donc un peu que je m’y mette ! Sur l’air de « Il est passé par ici… il repassera par-là », un jeu fait fureur à Paris : Cherchez Europe n° 1, ce drôle de poste qui diffuse 250 chansons par jour. Les animateurs annoncent les nouvelles fréquences : « Si vous nous avez trouvé, téléphonez-nous, vous avez gagné ! »
La petite glissade sur les grandes ondes se poursuit. 218 kilocycles : Oslo s’inquiète à nouveau. 200 kilocycle s: Greenwich grommelle des choses très fermes. Louis Merlin craque et part se mettre au vert à Palma. Le 5 janvier 1955, Pierre Delanoë, reçoit une carte-postale: « Courage, les beaux jours vont revenir ! » A Paris, on fiche carrément la grille de programmes de Maurice Cazeneuve à la poubelle. Europe n° 1 est condamné à l’originalité. Sous la contrainte pointe la voie royale : ce sera Music and News. La chance de Lucien Morisse, cet illustrateur sonore de la télé, qui a commencé par coller des étiquettes sur les disques de la radio nationale et que Pierre Sabbagh n’a pas oublié d’emmener dans ses bagages. Moche, albinos, il parle à voix basse et en hachant ses mots mais c’est la plus prodigieuse mémoire de chansons qu’on ait jamais trouvé. Et avec ça, quel flair !
Le premier à lui faire confiance : Eddie Barclay joue à fond la carte Europe n° 1, les éditeurs de musique réservent leurs productions pour la radio nationale, la discothèque d’Europe est un désert, il fait livrer sur le champ tout son stock. Pendant les premiers mois, Europe n° 1 ne passera que « sa » musique. (Il ne le regrettera pas). Lucien Morisse fait avec ce qu’il a, une habitude, ce fou de toutes les musiques a commencé à bosser à treize ans et c’est en collant ses étiquettes qu’il s’est fait expert en musique tout terrain. Outre Barclay, il programme les disques que Vogue et les 40 000 microsillons de la collection personnelle de Paul Caron, un de ses adjoints à la discothèque d’Europe n° 1.
La balade des fréquences continue, et je te remonte de 10 kilocycles et je te redescend, ce qui n’arrange rien du moral de la rue François 1er. Charles Michelson convoque les techniciens dans la salle de projection désaffectée des studios de cinéma:
« Messieurs, nous sommes désolés de vous informer que vos salaires sont réduits de moitié, il n’y a plus d’argent dans la caisse ».
Pham se souvient : « c’était à prendre ou à laisser, on n’a finalement perdu qu’un tiers de notre paie ». Jean-Pierre Hepp et Philippe Lecouteux se débattaient comme de beaux diables à la publicité, mais ils démarchaient à la petite semaine… Les salaires étaient payés en deux fois, les techniciens d’abord, le petit personnel ensuite, les journalistes après…
C’était une période un peu folle, Europe n° 1 venait d’acheter le garage actuel, Christiane Bernasconi sourit: « des draps et des valises s’y entassaient, sans doute des échanges marchandises avec la publicité, un mois, on a même fait du troc pour compléter notre paye. J’ai eu le droit à deux paires de draps et une valise… »
« L’école Siegel »
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A la rédaction, Maurice Siegel menait ses troupes comme si de rien n’était, ou presque… Il s’était mis en tête de renouveler le langage radiophonique et jour après jour, avec ténacité, il mettait en pratique ses principes. Une obsession : vouloir être compris de tous. Et pour cela, un langage clair et simple. Dans chacune de ses interviews, la même formule revient, empruntée à Georges Mandel : « un sujet, un verbe, un complément, nous nous efforçons d’employer des phrases courtes, des mots qui ne peuvent pas avoir une double signification ». Draconien ! Tous ceux qui furent de « l’école Siegel » se souviennent encore de cette impitoyable double relecture et parfois triple auxquels étaient soumis tous les articles.
« Siegel et Gorini voulaient expliquer l’actualité à un innocent, à un naïf, raconte Jean Bedel, ils voulaient à tout prix trouver un Français moyen qui écouterait leur journal, ils sont allés chercher un électricien, Perone, dont ils se servaient de M. Loyal. Si Perone ne comprenait pas, il nous faillait trouver une formulation plus simple et plus directe ».
Autour de la table commune qui leur servait pour leur conférence de réaction, ce n’était pas triste… Jean Gorini, debout sur la table et gesticulant : « la politique internationale, c’est comme un match de boxe ! » Ou encore le même Gorini qui, au cours des journaux à blanc, auxquels s’exerçait la rédaction, révélait des dons d’imitations inattendus : il était ainsi, alternativement le correspondant à Moscou ou le reporter sportif. « Et qu’il était bon, coco ! ».
A leur demande, Pierre Sabbagh, le seul qui connaissait quelque chose à l’audiovisuel s’est mis à apprendre à tous ses journalistes venant de la presse écrite et fourmillants d’idées, le bon usage de la radio : les périodes, le rythme, l’image verbale, le blanc sonore… Il fallait bien, puisque Maurice Siegel avaient écarté les speakers et exigeait que les journalistes disent eux-mêmes leurs textes au micro. La voix devient une signature. Peu importe le nez de boxeur de Siegel, la petite moustache de Gorini, les yeux immenses de Claude Terrien. Ce sont leurs voix qu’écoute l’auditeur. Pas de danger qu’il se trompe entre la gouaille parisienne d’un Siegel, dont les questions sont décrochées comme des flèches traînante, le timbre haut et clair d’un Gorini « inflexible et sans bavure », si différent de « la voix d’en dedans », la voix intérieure que finit par se découvrir Claude Terrien. Il vaut mieux une voix caractéristique qu’une belle voix parce qu’on la reconnait entre toutes. Aussi, comme dans un orchestre, s’équilibre une véritable marqueterie des voix, avec les graves et les aiguës, les nazillardes et les profondes. Siegel les assimilait -à juste raison- comme des changements de caractères d’imprimerie dans un texte de journal.
Pour ne pas perdre la main, Sabbagh continuait aussi, à titre de travaux pratiques, l’utilisation du Nagra, ce Rolleiflex de la radio, à soumettre les reporters au jeu du micro-trottoir.
Le jeudi 17B septembre 1955, enfin, les ingénieurs du Felsberg étaient arrivés à se caler sur les ondes.
Dernière révision le 17 février 2025 à 11:02 am GMT+0100 par la rédaction
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