« La boldoflorine, la boldoflorine, c’est la bonne tisane pour le foie », plus de trente ans après, l’ingénieur du son, Jean-Marie Blanc-Francard, n’a pas oublié ces premières publicités fait irruption sur l’antenne à partir du 3 avril 1955, le vrai début d’Europe n°1.
« J’ai croisé Louis Merlin et je me suis permis de lui dire que si la publicité s’accumulait » raconte Jean-Marie Blanc-Francard « on allait défigurer le ton de la station. Louis Merlin m’a regardé d’un air noir. Et depuis ce jour-là, j’ai été mal noté, considéré comme une forte tête, un esprit dangereux. L’horreur, quoi ! »
Il y avait vingt messages publicitaires, ce 3 avril 1955, Etienne Rebaudingo, l’homme du planning de la publicité a conservé le « conducteur » : Banania a commencé à 7h10, Lissac terminé à 20h30.
« Ouf, merci Aspro! »
Des noms de marques ont totalement disparu, d’autres persistent : Lip, Renault, St Raphaël, Contrexéville, Bata, Quintonine, et qui se souvient encore de la BNCI, Banque nationale pour le commerce et l’industrie ? Plus encore qu’une chanson, les publicité par leur brièveté, l’effet choc de leur message résumé en une formule « ouf, merci Aspro! » ramènent avec elles la couleur de ce temps où elles étaient répétées à longueur de journées. Elles sont la photographie exacte des modes, des goûts et des habitudes de consommation.
Sur Europe n°1, en 1955, pas de jingles assourdissants, mais de la publicité en douceur, l’animateur conseille, presque à mi-voix l’auditeur. L’un des principes de ce ton d’Europe n°1 que Louis Merlin, seul à la tête de la station, impose. Lui, le fondateur de Radio Luxembourg a décidé de prendre le contre-pied de son ancienne station. Plus de speakers figés mais des animateurs cordiaux et détendus.
Son « petit manuel du parfait meneur de jeu », document confidentiel distribué à tous les animateurs, explique en quelques formules lapidaires « l’esprit Louis Merlin », ça tient de la recette de cuisine et du commandement scout… Bye, bye « le speaker en col raid à coins cassés qui s’adresse à des auditeurs encore en chemise. Merlin -les journaux de 1955 l’appellent inévitablement « l’enchanteur » invente le meneur de jeu qui est au speaker ce que l’homme est au robot. Il s’assied à la table de l’auditeur, sur le bras du fauteuil de l’auditrice, ce qui ne veut pas dire qu’il soit débraillé ou indiscret. Il est l’ami de la maison, mais il faut qu’il ait réussi à se faire inviter.
Le « manuel » devient la bible d’Europe n°1 :
« Perdez de vue que vous êtres au micro, pensez à quelqu’un et parlez-lui, ne vous adressez pas aux auditeurs, mais à un auditeur et alors chaque auditeur aura l’impression que vous vous adressez à lui ».
Et, bien sûr, l’expression « Chers-z-auditeurs » est totalement prohibée. « Sanctionné en cas de récidive par une amende symbolique de cent sous ». Tout Merlin, cette remarque, disent ceux qui l’on connus. Drôle de personnage, autant haï qu’aimé, mais la guerre des clans fut si forte qu’en 1986 on rencontre encore à Paris chez les survivants des Michelsoniens farouches tout autant que des Merlinophobes…
Une femme sur le Tour de France
Régine Crowet, sténo de presse en 1955 résume : « Louis Merlin était un homme délicieux qui vous faisait travailler comme une brute ». Il n’était pas rare de trouver dans son casier, le lendemain « d’un grand coup », écrit de sa plume fine à l’encre bleue des mers du Sud, un remerciement personnel : « Si vous n’aviez pas été là, rien n’aurait marché ». D’autres l’accusent d’hypocrisie et, en remontant plus loin dans le temps, sa conduite pendant l’occupation ne fut pas des plus courageuses, n’avait-il pas pris en charge « Publicis » ? Louis Merlin, quoi qu’il en soit, avait une qualité « il ne doutait de rien » explique Catherine Félix.
« Ainsi, il m’a envoyé suivre le Tour de France, une femme dans la caravane, c’était déjà un exploit, et il me recommanda de bien lever le pouce à l’arrivée pour figurer le 1 d’Europe. Enfichée d’un béret à pompon, d’un uniforme bleu marine, debout dans une 403 décapotable qui klaxonait l’indicatif d’Europe n°1, je m’exécutais et fut quelque peu stupéfaite de voir les spectateur du Tour écouter Europe n°1 et brandir eux aussi leur pouce ! »
Les premiers meneurs de jeu, Roger Duquesne, Guy Vial, Jean-François Mansart et Robert Marcy cultivaient ce ton décontracté qui fait connaître Europe n°1. L’après-midi, Robert Marcy présentait « Variété européennes », une émission trilingue français-anglais-allemand -Europe n°1, c’était bien l’Europe- avec Anne-Marie qui a connu une célébrité folle avec son partenaire Maurice Gardett, un meneur de jeu comme en n’a jamais plus fait.
Zappy Max, la star de Radio-Luxembourg a vieilli d’un coup. Gardett avait tous les culots. Rien ne l’arrêtait. Totalement imprévisible, il improvisait tout le temps. Sa figure fait partie de la mythologie Europe n°1. Il est parti aussi brusquement qu’il était arrivé. Gardett avait le chic pour ne pas passer inaperçu. Il lui est arrivé au Festival de Cannes de verser du café dans le décolleté d’une dame et au cours d’une animation faite en province, dans une ville, bien sûr, baptisée n° 1, avec Robert Marcy, il n’a pas trouvé mieux que d’arriver à cheval.
A l’époque, les meneurs de jeu d’Europe n°1 étaient connus par leurs voix, lui, l’était également par son visage, parce qu’il avait tourné au cinéma et Europe n°1 a fait une émission qui, en toute simplicité s’appelait « Chasse Gardett ». Son but : retrouver dans une « ville n° 1 », Maurice Gardett qui s’y cachait. Petit, brun, avec ses cheveux ébouriffés et ses noeuds papillons, tel qu’il apparaît sur les photos de ces années-là, il serait plutôt de la famille des de Funès. Gardett, comme les autres meneurs de jeu, était flanqué d’un programmateur, chacun responsable d’une tranche qui choisissait, sous le contrôle de Lucien Morisse, tous les disques diffusés sur Europe n°1. Ainsi est née la couleur d’antenne.
Directeur général d’Europe n°1, Louis Merlin, curieux de tout ne négligeait aucune idée nouvelle. Les méchantes langues prétendent qu’il savait très bien se les approprier. Lorsque Jacques Antoine -l’un des principaux producteurs indépendants avec Jean-Jacques Vital, Jean-Paul Blondeau et Jean Bardin qui proposaient leurs services à tous les postes- entra dans son bureau avec une demi-douzaine de projets, il dénicha le meilleur: « Vous êtes formidables! », contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, n’était pas une idée neuve mais un remake d’une émission que Jacques Antoine produisait en 1950 pour Radio-Luxembourg.
A partir d’un simple canular, il arrivait à mettre en émoi toute une ville. Les auditeurs se précipitaient dans les rues à la recherche de ce mystérieux B et de ses exploits. Un Noël, Jacques Antoine vit même une foule d’auditeurs grimper place de la République, les bras chargés de jouets dans un bus qui devait les amener vers trois enfants oubliés par le père Noël. Pourquoi ne pas recommencer, mais cette fois « pour de vrai » ?
« Vous êtes formidables ! »

Mardi 5 avril 1955, 20h, les auditeurs d’Europe n°1 découvraient la voix de Pierre Bellemare, soutenue par la marche de « l’amour des trois oranges » de Prokofiev leur promettre l’impossible : « Vous êtes formidables ! » Et pour vous en convaincre, Europe présente l’émission de Jacques Antoine. « Ce devait être Jean-Jacques Vital au micro, mais Jacques Antoine cherchait de nouvelles voix et choisit Bellemare qui présentait à la télévision le jeu « Télé-Match ».
Le challenge de ce soir-là était simple :
« Nous émettons, est-ce que vous nous entendez ? Celui qui appellera du plus loin de ce qu’on puisse imaginer sera invité à visiter la station ».
Europe n encore balbutiant cherchait à se rassurer. Le gagnant a téléphoné de Dakar. L’écrivain Michel Tournier, alors attaché de presse d’Europe n°1 a vu naître et prospérer « Vous êtes formidables! »:
« Que pouvait-on attendre d’un auditeur qui a toujours la faculté redoutable de faire autre chose en écoutant d’une oreille distraite le message publicitaire enrobé de musique qu’on lui destine? Rien… Et puis, « Vous êtes formidables! » est arrivé… Hé! Hé ! Comme le Zorro de la chanson d’Henri Salvador, Bellemare s’est imposé, sans se presser… »
Surtout, lui recommande Jacques Antoine :
« Pierre, tu vas parler le plus lentement possible, si lentement que le technicien, dans sa cabine, te regarde et se dise : il est malade ou quoi ? Plus tu le feras, plus les gens t’écouteront et surtout, ils attendront le mot qui suit et quand tu le diras, ce mot prendra une importance inouïe. »
La voix de Bellemare, en un temps ou les reporters sportifs mitraillaient leurs auditeurs de mots, souleva la France. A part le général de Gaulle, on n’a pas fait mieux. « Vous êtes formidables! », diffusé en direct des studios de Jean-Jacques Vital et Jacques Antoine, au 134 boulevard Haussmann, jouait à fond la dramatisation de l’événement. Le sujet était soigneusement choisi, jusqu’au dernier moment l’équipe hésitait, de façon à ce que les auditeurs soient totalement concernés. Des reportages préparés et enregistrés servaient à faire « rebondir » le direct, les opinions des auditeurs qui téléphonaient, choisis pour leur antagonisme, contribuaient à faire monter un véritable climat de tension. Le suspense était entretenu jusqu’à la dernière minute.
« Au lieu de bercer (l’auditeur) dans une pénombre douce et rêveuse, « Vous êtes formidables! » (…) le secouait et l’obligeait à payer de sa personne. Le plus étonnant, écrit Michel Tournier, c’est qu’il obéissait ».
Quand une émission a autant de succès qu’a pu en avoir « Vous êtes formidables ! » au point de devenir un cri de ralliement, c’est qu’elle porte en elle et révèle au public ses tendances les plus profondes. Ni d’hier, ni de demain, la radio suit la mode de son temps dont elle est le reflet exact et que, parfois, elle précède. « Vous êtes formidables! » correspondait à cette France de l’Abbé Pierre qui vole déjà en Caravelle mais vit du système D… Les centres Leclerc, la Fnac, le Club Méditerranée, les appartements à Paris, pas cher, restent introuvable sans eau courante (quatre sur dix) et sans WC intérieur (sept sur dix).
Charles Aznavour chante « Sur ma vie », en vedette américaine à l’Olympia. Et le petit François Jouffa, en culottes courtes, fait ses débuts sur E à l’émission de Pierre Sisser et Guy Montassus, « Europe Jeunesse » (l’ancêtre de « Salut les copains »), réservée aux gamins de douze ans. Maurice Siegel interdit qu’on tutoie les gosses à l’antenne. Armand Jammot (le futur M. Dossier de l’écran d’A2), qui bossait à L’Aurore arrive rue François 1er ce même 4 avril 1955. C’est son anniversaire ! Il arrose ça. Bien sûr.
« Et là surprise, raconte Jammot, j’ouvre la porte du café et je retrouve Jésus. Dieu sait pourquoi on appelait comme ça le patron du Café du Cadran. Il venait de quitter son bar de la rue Daunou où tous les journaleux de L’Aurore et du Canard Enchaîné de l’après-guerre venaient se pinter la gueule, pour s’installer rue François 1er. Pour moi, c’était un signe. On changeait d’époque ».
Avec la fin du Café du Cadran et l’arrivée de Jésus commencent les années Europe. Ne riez pas! Coups de gueule, peines de coeur, complots ourdis ou scoops révélés, des générations de journaleux sont venus écluser leurs joies et leurs peines.
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Dernière révision le 9 mars 2025 à 6:15 pm GMT+0100 par la rédaction
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