Jean-Claude Bruzzi à la caméra, Sofia, Bulgarie.

J’ai commencé à vouloir changer de métier bien longtemps avant de le faire effectivement. En 1978, je végétais, je n’avais sans doute pas le désir de continuer la photo et d’ailleurs, j’avais du mal à en vivre. Au demeurant, je pensais (peut-être à tort) que je n’étais pas assez bon pour taper à la porte des grandes agences de l’époque. En tout cas, je n’osais pas. De plus, ce que je faisais ne m’intéressait pas vraiment (même si j’adorais et adore toujours la photographie en tant que telle). Mais c’est le métier qui ne voulait pas. De surcroît, certains anciens se rappellent peut-être que j’étais actif au Syndicat National des Journalistes, ce qui pouvait constituer un handicap supplémentaire pour trouver du travail.

Je suis né à Monaco et de temps en temps, j’allais faire un saut chez ma grand-mère. Cet été là, sur la plage, je croise un type que j’avais photographié à Beyrouth. Un sniper comme on dirait aujourd’hui. Un phalangiste… en maillot de bain (avec le peigne dans le maillot !), regardant les filles allongées sur la plage. Il se rappelait de moi. Je lui demande ce qu’il fait là : je viens acheter des armes… A Monaco ? Évidemment, il y a le plus grand marchand de canons privé du monde qui est là. Je lui demande si je peux venir avec lui. Pas de problème ! Sam Cummings, le marchand de canons, me reçoit fort aimablement. Des journalistes sont déjà venu le voir, me dit-il. Pas grave, ça m’intéresse. Il me dit qu’il a des entrepôts au Pays de Galles, suffisamment approvisionnés pour que deux armées puissent d’entretuer pendant trois mois. Je peux aller voir ? Certainement, mais vous ne serez pas le premier. Qu’importe, j’ai compris à ce moment-là que ce qui m’intéressait n’était pas de photographier des gars avec des fusils mais de savoir qui donnait l’argent pour acheter les fusils et où se trouvaient-ils.

Mais ce n’est pas simple d’en faire un métier. Aller voir les journaux, c’est pour un photographe, s’entendre dire qu’on ne sais pas écrire. Sous-entendu qu’on est inculte et analphabète. Je travaillais énormément sur l’extrême-droite terroriste internationale (il faut se souvenir des attentats meurtriers et des complots en Italie à cette époque). Forcément, une radio libre italienne « Emitente Regionale Veneta » me fais travailler et je lis mes papiers sur l’extrême-droite, en français, traduit simultanément en italien par un copain. Précisément, cette thématique qui m’intéresse énormément me fait rencontrer celui qui devient mon mentor, un journaliste d’investigation belge, Walter de Bock (hélas trop tôt décédé). Il m’a appris comment mener une enquête, accepté de m’associer aux siennes, m’a fait rencontrer d’autres spécialistes comme Pierre Péan. Bref, j’ai appris mon nouveau métier. Mais maintenant, il fallait l’exercer…

Deux copains photographes, dont le regretté Christian Avril, travaillaient sur FR3 à la météo. A L’époque, on photographie les cartes et les petits nuages,les températures, les précipitations etc. dessinés sur des cartons Le tout est animé au banc-titre, une méthode très artisanale et un travail sans aucun intérêt. Les mêmes, voyant mes réticences, me présentent à Thalassa (c’était les débuts) mais Georges Pernoud m’explique qu’il a déjà des photographes. Pas de chance, le travail aurait été plus intéressant. C’est encore l’un de mes copains, Guy Plazanet, devenu plus tard rédacteur en chef en Nouvelle Calédonie, qui a l’idée de me présenter à Jean-Marie Cavada, le directeur de l’information de FR3 et producteur du Nouveau Vendredi, à l’époque l’émission la plus prestigieuse de la télévision. Je ferai deux magazines, l’un sur l’Irlande du Nord (« la guerre à la porte de l’Europe »), l’autre (évidemment) intitulé « les deux visages de l’extrême-droite ». A ce moment, j’ai cru que c’était arrivé… mais non, toujours pas de boulot. Un petit succès d’estime, certes mais rien de plus et de nouveau le chômage. J’avais des contacts plus politiques, c’était l’arrivée de la gauche au pouvoir, et certains n’avaient pas oublié mon rôle syndical et ma participation à l’organisation de la grève des photographes à l’Elysée quelques années auparavant. Notamment Roger Pic, un grand ami avec lequel je vais travailler par la suite. Sans doute un peu pistonné par Roger, qui travaille à ce moment-là sur la Une en 1983, le chef du service « infos génés » de la chaîne me fait entrer comme pigiste chez lui, apparemment intéressé par ma certitude qu’on peut faire des enquêtes « à l’américaine » en télé… pas évident. Il faut dire que je suis un fan des « Hommes du Président » et que je rêve d’en faire autant, ce qui arrivera des années plus tard, et aux Etats-Unis en plus (de là à dire que je me prend pour Robert Redford, n’exagérons rien !)

Le directeur de l’information, Alain Denvers, modérément convaincu, m’accepte mais sans garantie, à charge pour moi de faire mes preuves sans gêner l’activité du service, donc enquêter tout en faisant du fait divers sans intérêt pour moi, et en butte à l’hostilité de ceux pour qui enquête rime (toujours) avec police-justice. Ce qui n’était pas du tout mon propos et qui ne le sera, d’ailleurs, jamais. Coup de chance, je retrouve à la télé Manuel Joachim, un copain ancien reporter-phographe, devenu Journaliste Reporter d’Image et futur prix Albert Londres, avec qui j’avais couvert le naufrage de l’Amoco-Cadiz en 1978. Plusieurs jours dans le pétrole, ça crée des liens ! Il se trouve que j’avais appris que le néo-nazi allemand Michael Kühnen, l’un des suspects de l’attentat meurtrier de la fête de la bière à Munich en 1980 (13 morts, 211 blessés), se cachait à Paris. Kühnen était pris en charge par des fascistes italiens, eux-mêmes recherchés dans leur pays, qui se dissimulaient sous la couverture d’une pizzeria sur les grands boulevards. Manuel, ravi de changer de sa routine, accepte, plusieurs nuits de suite, de le planquer avec moi, puis de le suivre avec moi de jour jusqu’à l’apothéose : Kühnen, tellement sûr de lui, se glisse dans la manifestation Jeanne d’Arc du Front national. C’est gagné, sujet au 20h et la possibilité de vendre la suite. Car, tant qu’on y est, avec Manuel, on continue la piste vers les Loups Gris, une organisation terroriste d’extrême-droite turque. Encore un coup de chance, j’ai un copain turc chez Sipa, Zafer Akdoganli, qui m’introduit dans le milieu d’opposition, ce qui me permet de me repérer. C’est ainsi qu’on commence à filmer les fascistes turcs dans les ateliers de confection parisiens. Lla piste me mène vers le QG européen des Loups Gris à Francfort. Le tournage est mouvementé, le chef européen des Loups gris n’apprécie pas mes questions, des types armés nous menacent et on a juste le temps de se sauver… ouf !

Hélas, Manuel n’est plus dispo pour la suite. Jean-Claude Bruzzi, un non moins excellent JRI, va le remplacer. Mais, depuis déjà un moment, je n’enquête plus vraiment sur l’extrême-droite proprement dite mais sur les filières qui ont permis l’attentat contre Jean-Paul II, précisément les Loups gris auxquels appartient Ali Agca, l’assassin du pape. La « filière bulgare », promue par les milieux conservateurs américains et reprise par la presse présente de nombreuses failles. Pour quelles raisons les bulgares auraient-ils commandité l’assassinat du pape ? Les Soviétiques ? Aucune preuve évidente à ce moment-là, donc, il faut enquêter.Les Bulgares, obsédés par leur défense, acceptent tout ce que je demande: tournage sur place, interview de Bekir Celenk, le mafieux turc qui a remis l’argent nécessaire au tireur Ali Agca, alors aux arrêts domiciliaires à Sofia, interview d’un complice direct de Agca dans une filière de trafic d’héroïne lui permettant de se déplacer en Europe, etc. Là encore, on accumule les coups de chance. On va pour interviewer le complice d’Agca dans une prison. Les Bulgares nous autorisent à filmer la prison, un camp en fait avec toute la panoplie : miradors, cour pleine de prisonniers en train de tourner, etc. Un vrai scoop bien avant la chute du Mur. En même temps, on a plein d’autres bonnes choses : Celenk (très mauvaise interview, il raconte n’importe quoi !) finalement extradé vers la Turquie et qui mourra sans avoir jamais donné d’autre interview… exclusive forcément ! Le tournage chez les Loups Gris de Francfort, certes compliqué mais jamais fait. La publication de documents exclusifs issus de différents services secrets. Du point de vue de l’enquête, démontage de la filière bulgare et révélation de la présence d’un autre complice d’Agca en prison en France, l’un des chefs des Loups Gris, et des réseaux de drogue turc.

Pour l’anecdote, j’appelle le ministère de la Justice à Paris et je leur dis que je sais que l’homme est dans telle prison, sous tel numéro d’écrou, etc. « si vous refusez de le dire, pas grave, je le dirai la semaine prochaine lors de la diffusion du magazine ». Évidemment, le lendemain, coup de téléphone du chef de la brigade des stups prêt à déclarer que le turc est bien en prison en France (j’ai refait ce bluff à plusieurs reprises, ça marche à tous les coups ! Encore une chance, le trafiquant Loup Gris est extradé (il sera assassiné en Turquie quelques années plus tard). Autre anecdote amusante, les Bulgares sont plutôt contents, bien que je ne sois pas le seul à mettre en doute leur culpabilité et à émettre d’autres hypothèses. Ils prennent contact avec moi et me proposent « sans arrière pensée » une collaboration « journalistique » avec la presse bulgare (rappelons-nous, c’est encore la guerre froide). J’ai un copain ancien photographe, désormais cadre à FR3, dont je n’ignore pas qu’il est lié aux « services ». Je l’appelle et lui raconte l’histoire. Me voici dans un bistrot à Beaugrenelle. Un « diplomate » bulgare est là, étrangement en vitrine. Le bistrot est peu rempli et j’ai l’étrange sentiment que des clients nous observent. Après quelques propos sans intérêt, le Bulgare me tend ostensiblement une enveloppe comme « avance ». Je retire (précipitamment !) mes mains de la table et met rapidement fin à l’entretien tout en refusant poliment. J’apprendrai que quatre autres journalistes ont ainsi été approchés, que tous les clients du bistrot étaient des agents français, qu’une voiture garée devant l’établissement contenait un gars avec un appareil photo destiné, j’imagine, à immortaliser la scène et à me faire chanter ultérieurement. Bref, la manoeuvre échoue et le Bulgare déclaré persona non grata et expulsé. Quant à la Une, plus personne, en tout cas à la direction de l’information, ne conteste ma conception de l’investigation. Je deviens un pilier de l’émission magazine de la chaîne, Infovision, sous la direction de Roger Pic précisément, tout en continuant le journal télévisé, notamment avec Yves Mourousi, dont je garde un souvenir ébloui par son professionnalisme, et Jean-Claude Bourret qui sera le premier à m’accueillir, en direct, sur le plateau alors que je suis mort de trac et au bord de l’évanouissement. J’obtiens de la part des directions successives une liberté presque totale que je garderai encore quelques temps après la privatisation et l’arrivée de Bouygues. Je ne serai viré qu’en 1993… 

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Pierre Abramovici
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