Le 17 avril 1975 au matin, tout le monde le dit : ils arrivent ! Devant l’hôtel, des blindés et des chars américains AMI 13 stationnent toujours pour protéger la communauté regroupée au Phnom. Avec Vichith, on décide de grimper dans une vieille Volkswagen et on se précipite pour les prendre en photo, ces arrivants.
On est cueilli par des gars en noir qui nous font sortir de la voiture de leur AK47, mettre les mains sur la tête et nous font coucher par terre. Ensuite, heureusement, ils se calment et ils s’en vont. Ils n’ont pas l’air d’aüner les voitures. On repart à pied, sans qu’ils nous aient confisqués nos appareils. Des blindés arrivent couverts de gars en noir, armés, le krama autour du cou, la casquette mao sur la tête. Ils agitent des drapeaux rouges avec une croix noire, symbole de l’Angkar.
Sur le trottoir, les soldats gouvernementaux jettent leurs armes. Des montagnes de M16, de lance-rockets, de fusils, de cartouches, que je photographie. Certains applaudissent ; d’autres gardent prudemment leurs distances. Ces premiers partisans n’ont pas l’air agressif : ils sont contents d’entrer dans Phnom-Penh. A pieds ou sur leurs chars pavoisés, ils se laissent prendre en photo.
Mais dès le début de l’après-midi, l’ambiance change du tout au tout. En longues colonnes, d’autres partisans qui, eux, ont l’air d’avoir participé au siège, arrivent de partout. Ceux-là ne sont pas en ville pour fraterniser avec la population. Ils sont surarmés, fatigués et ils ont le regard dur. Les nouveaux venus contrôlent méthodiquement chaque carrefour, arrêtent chaque voiture. Ils ont des ordres. Ils suivent un plan.
Et voilà qu’à l’aide de mégaphones, ils enjoignent la population à quitter la ville immédiatement. Sans délais. Vichith me traduit. C’est pour quelques jours, disent-ils. Ils prétendent que les Américains vont bombarder : il faut partir. Ils sont annés et ils se font obéir. Un flot humain chargé de paquets déferle dans les rues, nous sépare et m’emporte irrésistible1nent. J’essaie de prendre des clichés. Un Khmer Rouge me fait signe d’arrêter. J’abaisse mon appareil. Je veux remonter le courant mais à chaque fois, des soldats en noir avec krama rouge au cou me renvoient dans le flot. A force, je parviens à regagner l’hôtel Phnom, mais de justesse. Le rez-de-chaussée est plein de gens qui sont venus s’abriter. Vichith est rentré et m’attend. Sarun aussi. Pali est là, dans le bungalow, avec la nounou et elle va bien. Que faire ? L’ambassade de France ? La Croix Rouge flotte sur la façade de l’hôtel, mais est-ce que ça va suffire, j’en doute
Vers cinq heures, des gars en noir, écharpe rouge, arrivent en voiture. Dans les couloirs, les Français disent qu’il faut dégager. Tous à l’ambassade de France, la seule que les Khmers Rouges acceptent de laisser ouverte pour les étrangers ! Sarun, lui, ne veut pas y aller. J’ai nos deux passeports en poche alors je prends Pali dans mes bras, mon sac-photo à l’épaule avec mes précieuses pellicules non développées et mes appareils. Nous décidons de partir tous ensemble avec la nounou, Vichith et sa famille. La nounou a mis quelques affaires et de quoi faire les pansements de la petite dans un sac qu’elle va porter. Vichith m’avoue alors qu’il a refilé son nouveau passeport à un copain ! On y va quand même.
Quand on arrive enfin à l’ambassade qui n’est qu’à quelques centaines de mètres, la foule est déjà moins dense, mais le jardin de l’ambassade de France est pris d’assaut par des Cambodgiens paniqués qui escaladent les grillages, lesquels ne sont pas très hauts. Ils jettent de l’autre côté leurs enfants et leurs bagages et ils grimpent. J’ai Pali dans les bras quand je me présente à la grille. Comme j’ai une tête de français, les gars qui la gardent nous ouvrent et laissent passer notre petit groupe. Ouf ! Tout de suite, je pose Pali et je fais quelques photos de tous ces pauvres gens qui essaient d’entrer dans le jardin. En quelques heures, on va se retrouver plus de mille à l’intérieur. Le jardin de l’ambassade est un grand carré de 400 m sur 400. Le centre est occupé par les bâtiments de la mission. Les occidentaux s’installent plutôt dedans ou sur les balcons terrasses. Les Cambodgiens sur la pelouse. Plein d’enfants.
Il faut organiser un rationnement pour le riz, l’eau, les toilettes. Les Kmers Rouges montent la garde à la porte de l’ambassade. Ils finissent par nous apporter du riz et des cigarettes, c’est donc qu’ils veulent qu’on tienne dans la durée à l’intérieur ? Il y a des gens de tous les pays. Des Russes, des Chinois, des Vietnamiens, des Anglais, des Américains… Les Allemands de l’Est sont bien allés frapper à la porte de leur ambassade, mais il a fallu qu’ils se fassent une raison et qu’ils nous rejoignent !
La première nuit, on entend des fusillades, des tirs et des explosions, mais ça ne va pas durer. Il y a aussi des lueurs d’incendies au loin. Je retrouve Dith Pran. J’aperçois Al Rockoff, Sidney Schanberg, des tas de gens que je connais : le correspondant de l’agence France-Presse Jean-Jacques Cazaux, celui du Monde, Patrice de Beer… Je suis confiant : il va forcément y avoir une solution diplomatique. Les Khmers Rouges vont finir par nous évacuer d’une façon ou d’une autre. Mais d’autres sont effondrés, ils racontent n’importe quoi, qu’on va tous être exécutés… Ils se font peur mutuellement. Moi, je m’occupe d’avoir du riz pour nous.
Dyrac négocie comme il peut avec ceux qui, à l’entrée de l’ambassade, se réclament du Kampuchéa démocratique, mais comment faire, quand ce n’est jamais le même interlocuteur qui se présente ? Il envoie des télex à Paris à chaque demande des Khmers Rouges. Tant que ça fonctionne. Ce qu’ils veulent avant tout, ce sont les hommes politiques cambodgiens qui se sont réfugiés là. Après bien des discussions avec Paris, ces quelques hommes politiques et leur famille vont finir par sortir devant des occidentaux honteux et soulagés. Je ne donne pas cher de leur peau, à ceux-là.
Et puis les Khmers Rouges réclament que tous les Cambodgiens qui sont dans le jardin sortent. Là, je suis effondré : ma nounou est obligée de partir, mais aussi mon ami Vichith aussi, et avec lui toute sa famille : il a commis une folie : refiler son passeport français tout frais à quelqu’un d’autre ! Comment va-t-il s’en sortir ? S’il est reconnu comme journaliste, il est fichu. De plus, Vichith est fragile. Il a été blessé plusieurs fois ces derniers mois. Aujourd’hui, j’en suis encore malade. En me quittant, Vichith me confie ses pellicules. Dith Pran lui aussi est obligé de sortir: qu’est-ce qu’il va devenir ? Al Rockoff et Schanberg ont bien essayé de lui faire un faux passeport, mais ça n’a pas marché. Je vois sortir avec épouvante mes amis de l’ambassade.
Ensuite, c’est le tour des Chinois et des Vietnamiens. Les khmers Rouges les réclament. Si on ne les livre pas, ils entrent. S’ils entrent, ça risque d’être le massacre. Les Chinois de Taïwan et les Vietnamiens sortent. J’imagine trop bien ce qui va leur arriver. Dyrac fait ce qu’il peut pour gagner du temps, mais en réalité, il n’a aucune marge de manœuvre et aucun interlocuteur régulier: à l’entrée de l’ambassade, ce ne sont jainais les même gars en noir qui se présentent pour réclamer !
A l’extérieur, les tirs ont cessés depuis plusieurs jours les Khmers Rouges contrôlent donc toute la ville, maintenant. Sur l’avenue qui longe l’ambassade, on se met à voir passer des blessés dans des états pitoyables : béquilles… Soudain, je vois arriver une vieille femme qui pousse le lit médical où git un homme sous perfusion. Je fais des photos. On dirait bien qu’ils sont en train de vider l’hôpital Calmette de ses blessés. Jetés sur les routes, ils ne vont pas aller loin. Peut-être que l’équipe médicale de l’hôpital a rejoint l’ambassade, mais je ne les identifie pas.
Pour me sortir de mon cafard, j’essaie de me concentrer sur le riz que je dois trouver. Les partages alimentaires se passent plutôt bien, d’ailleurs : on est moins nombreux. Dyrac propose de demander à la France d’envoyer un avion nous chercher à l’aéroport de Pochentong, mais cette proposition met en fureur les Khmers Rouges. Ils veulent faire ça eux même. Mais bien sûr, uniquement pour les étrangers qui ont un passeport pour prouver leur identité. Moi, pas question que je lâche mon passeport ni celui de la petite une seconde: je les garde avec mon fric, mes traveller chèques et mon billet de retour Bangkok-Paris. Quand on vient au Cambodge, il faut obligatoirement passer par Bangkok. Nous évacuer ? Certains craignent que ce ne soit un subterfuge pour tous nous éliminer loin des regards, mais c’est idiot : ils pourraient aussi bien le faire sur place. Les gens se font peur. Il faut dire qu’il n’y a pas que des fonctionnaires, il y a leurs familles. Les politiques qui sont sortis sont-ils encore en vie ? J’en doute.
Dyrac n’arrête pas de faire des mariages bidon avec son stock de passeports vierges, mais ça a ses limites. Pour les khmers Rouges, les couples mixtes ne peuvent sortir que si la femme est cambodgienne. Si c’est l’homme, il n’a pas le droit de partir avec sa femme. Le 27 avril, ils nous coupent toute liaison à l’ ambassade : pour Dyrac, fini les télex: on est isolé du monde.
Le jour même, on nous dit qu’on va être évacué en camion, direction la frontière thaïlandaise. Et effectivement, le surlendemain, les camions arrivent et se garent dans l’avenue. 25 camions. On nous annonce qu’il y aura deux convois : une fois vidés, les camions devront revenir chercher le second groupe. Dès lors, les gens se mettent à y croire : chacun prépare sa valise ou son baluchon ; moi, j’ai ma fille à porter. Mon sac-photo et mon baluchon ne pèsent pas grand-chose. Comment sont faits les groupes, pour partir ? Je ne sais plus. Est-ce qu’on a fait passer les gens avec enfants d’abord ou est ce qu’on a fait ça par ordre alphabétique ? J’ai oublié. Toujours-est-il que Pali et moi, on est du premier convoi.
On part le 30 avril 1975 au matin. Les banquettes du camion sont en bois et ça n’est pas le confort quand il y a des trous, mais personne ne pense à se plaindre. Des trous, il n’y a que ça ! On est une vingtaine par camion. On commence par traverser la ville et là, surprise, la fourmilière de Phnom-Penh est totalement vide : c’est hallucinant. Autour de l’ambassade, on se rendait bien compte qu’il n’y avait plus personne, mais dès qu’on se met à rouler, c’est encore plus frappant. On commence par passer par la grande place. Je parviens à glisser mon appareil sous mon genou et à photographier une foule de combattants Khmers Rouge assis, sagement alignés
Pour nous, direction, le nord-ouest : la frontière thaïlandaise ! Des routes et des chemins de forêt. Les camions ne sont pas bâchés. La pluie et chaleur alternent. Je n’ai d’yeux que pour Pali qu’il s’agit de rassurer dans une langue qui n’est pas la sienne. Tous les villages qu’on traverse les uns après les autres sont déserts, c’est incroyable ! Même Battainbang, la seconde ville du pays, que nous contournons semble déserte. Où sont passé les gens ?
Le soir, on s’arrête dans un village et nous nous dispersons dans les maisons du voisinage. Pali dans les bras, je grimpe dans une maison de bois sur pilotis où un vieux couple a reçu l’ordre de nous accueillir pour la nuit. Pendant que Pali s’endort, le vieux couple et moi, sous restons en silence face aux rizières abandonnées jusqu’au crépuscule et à la nuit sans lune. Le lendemain matin, on repart. Dans mon souvenir, ça roule doucement, mais il n’y a ni grosse panne, ni embourbement catastrophique. La seule chose, c’est qu’on ne croise absolument personne. Le trajet dure deux jours. Pas de menace ni d’attaque sur le trajet : on dirait bien que les Khmers Rouge ont vidé la région. Pour ce qui est de notre évacuation, ils ont l’air de tenir parole. Les rizières succèdent aux rizières, mais elles sont toutes désertées. Abandonnées. Phnom-Penh est tombé, mais Saigon ? Si je rentre sans encombre avec la petite en France, métier oblige, il va falloir que je la laisse en garde à mes parents et que je me précipite à Saigon…
Le samedi 3 mai, après avoir traversé pendant des heures des rizières en friches et désertées, ça y est, on arrive aux abords du pont de Poïpet. La frontière ! On descend tous des camions. Chacun essai de récupérer ses paquets : une vraie pagaille !
Moi, je m’extrais très vite du groupe. Ma fille dans les bras, sac-photo à l’épaule, je passe le pont à pied rapidement au côté d’un copain journaliste, Claude Juvénal et de Schamberg, entouré d’Européens. Côté Thaïlande, le pont est encombré d’un paquet de journalistes qui nous attendent et nous photographient. Je les évite. Je dois pourtant à l’un deux l’image de notre petit groupe passant le pont : notre arrivée en Thaïlande.
Sylvain Julienne, Evreux, mai 2019
Et pour ne rien louper, abonnez vous à 'DREDI notre lettre du vendredi